Le Lenin Café, caché sur une île de la Loire, au cœur de l’Anjou, est une invitation au voyage dans les livres d’histoire. Dans les années 70, la bistrotière, Martine Thouet, poussait régulièrement sa 2CV à travers l’Europe de l’Est, jusque sur la Place Rouge.
« Ça je l’ai ramené du Kosovo dans mon sac à dos. C’est de la taule, c’est léger comme tout », lance Martine Thouet en désignant le poêle dans lequel elle ajoute une bûche de bois. Le buste en plâtre de Lénine, dans la pièce d’à côté, ça a été beaucoup plus compliqué. « Il pèse 40 kilos, je l’ai roulé dans un tapis et mis dans un sac-poubelle que je traînais parterre ». Il trône fièrement entre l’affiche de la charte des travailleurs en alphabet cyrillique, des Manifestes de Karl Marx et des costumes traditionnels bulgare ou kosovar. Il y a même une vieille dédicace du père de la révolution bolchevique sur un bouquin de propagande, mais la tenancière du lieu est incapable de remettre la main dessus.
Martine Thouet, 55 ans, ancienne inspectrice du Trésor Public, a créé le Lenin Café en 2006, sur une île à Chalonnes-sur-Loire, entre Angers et Nantes. Ce n’est pas toujours la soif qui conduit à franchir le seuil de la vieille maison en pierre tout à la gloire de Vladimir Illich Oulianov. L’endroit est introuvable, mais les notes de l’Internationale qui rythment les fins de soirées estivales de la guinguette ont remonté le cours de la Loire qui coule à ses pieds. Il faut dire qu’il n’y a sans doute pas d’autre bistrot comme celui-là à l’Ouest de Brest-Litovsk.
La collection de Martine Thouet est le fruit de 30 ans de militantisme et de voyages en Europe de l’Est. Son premier voyage date de 1972, direction la Bulgarie, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, en 2CV. « C’était le véhicule mythique, il y en avait des colonies qui suivaient la route de Kaboul ou Katmandou. On passait notre temps à réparer la bagnole, mais c’était un bonheur de voyager comme ça ». A cette époque, Martine Thouet ne dépassera jamais le détroit du Bosphore. « Je suis issue d’une famille de militants syndicaux. Je voulais voir ce qui se passait, vérifier ce qu’on racontait de l’Europe de l’Est. Je voulais comprendre, me réapproprier une partie de l’Europe dont on nous avait séparé parce qu’on nous avait dit qu’on était différent. Il faut arrêter d’avoir peur de ce que l’on ne connaît pas ».
En plein guerre froide, les clichés ont la vie dure. « Quand on ne faisait que traverser ces pays, on avait l’impression que rien ne s’y passait. Il suffisait de s’arrêter, de parler aux gens… » En Pologne, elle s’étonne « des parcs publics pleins de monde le soir parce que les gens n’avaient pas la télé ». « J’ai été impressionnée par la culture des habitants. Les gens me récitaient du Hugo, Maupassant, Lamartine. On ne m’a jamais récité du Tchekhov à Paris », dit-elle en riant. À Sofia, elle découvre une vie nocturne. « C’était très grisant, j’avais l’impression d’être dans un folklore. On me donnait une adresse sur un petit papier. J’arrivais dans une cave où l’on jouait de la musique. J’avais envie de raconter ça ». Sa carte du Parti communiste français lui ouvrait-elle des portes ? « C’est le fait d’être Française qui m’ouvrait des portes. On me disait qu’être communiste en France, ce n’était pas pareil qu’ici ». Pas dupe des dérives du système, elle voulait bien les croire.
Martine Thouet n’a pas pris de photos de ses dizaines de voyages en Europe de l’Est. « Je ne suis pas photographe, je suis plutôt une habitante, et je ne photographie pas les lieux que j’habite ». Ces souvenirs sont aujourd’hui accrochés au mur du Lenin Café. « Chaque objet est un hommage à tous ces gens. J’avais réussi un voyage quand je me faisais des amis, quand je recevais des lettres six mois ou un an plus tard ».
Depuis 1999, Martine Thouet retourne régulièrement en Europe de l’Est, pour travailler. Car la bistrotière du Lenin Café est aussi une experte en finances publiques, mandatée par la Commission européenne pour les pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne. « Aujourd’hui, voyager à l’Est, ce n’est pas si différent de ce que j’ai connu. Ils ont conservé ce réflexe de s’arranger avec la crise, de s’organiser avec le système. Ils ont compris qu’ils sont moins emmerdés quand ils ne sont pas gentils », raconte-t-elle.
L’ex-perceptrice du canton jubile quand elle entend les remarques de certains visiteurs un peu rêveurs : « Tu te rends compte que Lénine a habité ici… ». Et préfère s’amuser de voir les élus locaux batailler ferme pour obtenir la fermeture administrative de son petit troquet jugé sans doute subversif dans des terres catholiques et rurales. Elle s’en fiche pas mal, elle est prête à rester seule avec le leader bolchevique. Ou à reprendre la route. Vers l’Est.
William Mauxion