Électron libre pluri-indiscipliné, peintre et carnettiste, Vivi Navarro aime aussi l’écriture. Diplômée d’illustration scientifique technique, elle flirte avec plusieurs techniques mais a besoin de peu : une vielle carte marine pour dessiner, ou à contrario la rugosité de la matière au service d’encres grasses et pigments. Loin des modes du marché de l’art, elle garde le cap, celui d’obéir à ses intuitions. C’est sur les quais déserts ou embarquée auprès des équipages qu’elle écrit et dessine, photographie et infographie. Les villes portuaires la happent. Depuis 2012, elle embarque à bord du dernier cap-hornier russe, le Kruzenshtern. Une exposition sera visible au Rendez-vous du carnet de voyage de Clermont.
Que représentent pour vous le voyage et la pratique du carnet ?
Andalouse d’origine, à coup sûr j’étais nomade ! Le constat est sans appel, me déplacer est inscrit dans mon génome. Voyager est un état, pas une action. Bannir les certitudes, les habitudes toxiques, le carcan d’une routine qui use les uns, ou qui rassure les autres, élargir son champ de vision, satisfaire sa curiosité, être en vadrouille vers ces ailleurs qui me happent, aller à la rencontre de l’autre c’est tout ça le voyage. Voyages et carnet sont indissociables pour moi. Le carnet est comme une drogue, c’est terrible mais pas terrifiant !
Le carnet a changé dans la forme, avec les nouvelles technologies, et dans le fond car il a fait de nous de grands communicants. Je dis toujours que le carnet est le passeport vers la relation humaine dans ce qu’elle a de plus vrai, de plus immédiat.
Comment est née cette passion pour la mer, les bateaux et les marins ?
Cette question récurrente est la plus difficile. L’appel du large, désert ou mer, est en moi depuis toujours. Sans romantisme inventé, sans enrober la vérité, je peux dire avec franchise que quand j’étais enfant et que nous partions « à la mer », en fait c’était à la plage, mon cœur battait la chamade. Je pense que cet appel du large opérait un bouleversement, qu’encore aujourd’hui, adulte, je ne saurais expliquer clairement. Et bien sûr embarquer, c’était inévitable.
Vous avez pu voyager sur de nombreux cargos ou portes containers, notamment la Jeanne d’Arc, le Marco Polo, le Jules Verne ou encore plusieurs fois à bord du Kruzenshtern, sujet de votre dernier ouvrage. Comment embarque-t-on sur un navire ? Faut-il des autorisations particulières ?
J’ai eu la chance d’être invitée sur tous les bateaux que vous citez, et en prenant mes repas à la droite du commandant, bien consciente de mon privilège. Pour les cargos, on peut s’offrir un séjour à bord d’un navire marchand. Dans la Marine Nationale, il faut avoir des relations, des amis, des connections. Mais il faut toujours des autorisations spéciales, des papiers, des certificats médicaux, la mer est belle mais dangereuse, embarquer un passager qui n’a pas de livret maritime est très réglementé. Je vis encore quelques embarquements, et je ne devrais pas le dire, pour lesquels la seule parole suffit, au diable la paperasse, même si ma présence à bord est toujours signalée.
Comment se passe la vie d’une femme artiste à bord ? Comment êtes-vous perçue par les marins ? Est-ce difficile de lier contact avec eux ?
Dérouler une journée de travail serait trop long. Une règle à laquelle je ne déroge pas, photos et dessins le jour, j’écris tard dans la nuit avec la mise au propre des notes, je fais toujours la sieste, obligatoire en mer, on est épuisé. Je bosse beaucoup, peu de place pour le loisir, sauf quand la mer est grosse, je la contemple à la passerelle ou alors je vomis !
Je ne sais pas comment je suis perçue, je ne leur ai jamais posé la question. Je ne force jamais le contact, à l’inverse je passe entre le carreau et le mastic, discrète, pour ne pas les déranger, les perturber. Ce sont eux qui viennent à moi au fur et à mesure. Ah la vraie question, une femme à bord : en bleu de chauffe mais parfumée et à peine maquillée, mon caractère est le même à bord, j’ai un comportement exemplaire, je sais mettre la juste barrière dans ce jeu universel de séduction qui nous unit femmes et hommes, les marins sont très respectueux de mon travail et de ma personne.
La mer est capricieuse et pleine de mystère. Vous êtes-vous sentie quelquefois en danger ?
Je sais que je suis dans l’un des milieux les plus hostiles de la planète, les plus éloignés des secours, que forcément en mer on est en danger, tout peut basculer, mais je fais confiance aux marins. Me sentir en danger, pas vraiment, mais avoir très peur surtout la nuit. Le cyclone Xynthia en 2010, en plein Atlantique, j’y étais. Le commandant était un cador, un super tacticien, j’ai bouffé des calmants, j’étais terrorisée seule dans ma cabine, je ne laissais rien paraître à table quand je pouvais y aller, la mer n’aime pas les faibles. Le silence s’impose…
Au niveau de la technique, n’est ce pas difficile de dessiner ou peindre en mer ?
Tout dépend de l’état de la mer, si la houle nous malmène ça devient très compliqué, de se concentrer, de tracer un trait, de trouver un coin pour ne pas que les outils se baladent. Oui, c’est difficile de travailler embarquée, je me répète, la mer fatigue, l’ossature est mise à rude épreuve. Le carnet et les contraintes qu’il m’impose quand je suis embarquée m’obligent à trouver des solutions. Avec le gout du risque, je remplis 95% du carnet in situ, en mer, pour ne garder que 10% en atelier, j’aime ramener un carnet bien rempli, jamais fini, qui sent bon la machine, du vrai, je ne veux pas enfumer les gens.
A bord du dernier cap-hornier le Kruzenshtern, éditions Magellan&Cie
Propos recueillis par l’IFAV
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