144 jours, seul, à travers l’Islande
– EXTRAIT –
À l’aube du troisième jour, je passe la tête dehors. Ma barbe gèle dans l’instant. Températures basses, vent du nord et ciel dégagé. Recette quasi-parfaite pour l’ascension. Le blanc m’aveugle. Je chausse les crampons et pars vers la tête du glacier par le versant est du volcan. Les chutes de neige des jours passés rendent la progression lente. Je fais la trace dans soixante centimètres de neige fraîche. Le piolet sonde, pas après pas, les crevasses cachées : ces plaies ouvertes qui scellent l’irrévocable d’une chute par le noir de l’abîme. Le glacier n’est pas un cœur à prendre mais à fuir.
J’enlève mon sac à dos et m’encorde à celui-ci. L’esprit ne divague plus. L’aléatoire ne gouverne plus. Seuls demeurent l’éveil des sens et la peur. La peur a les yeux grand ouverts.
À quelques centaines de mètres du sommet, une immense crevasse taillade la pente et me barre la route. Difficile de l’enjamber, elle fait trois mètres de large. Je la longe quelques minutes jusqu’à tomber sur un pont de neige suffisamment épais pour en tenter la traversée. J’enlève mon sac à dos et m’encorde à celui-ci. L’esprit ne divague plus. L’aléatoire ne gouverne plus. Seuls demeurent l’éveil des sens et la peur. La peur a les yeux grand ouverts. Elle sonde les pièges qui sectionnent les rails de la vie. Une crevasse pardonne peu. Je le sais, on y navigue sur une corde raide. Je m’accroupis puis m’allonge sur la neige de tout mon long. Je donne des coups de piolet sur cette arche de neige pour tester sa résistance une dernière fois. Une prière stupide au ciel et je me lance.
« Pas de connerie » me dis-je dans ma tête. Mes yeux sont rivés sur l’autre bord, les crampons donnent l’impulsion et mes coudes grappillent l’espace. Centimètre par centimètre. Je rampe sur l’arche en marquant un temps d’arrêt après chaque poussée. J’expire comme un bœuf. Une tranchée de neige compacte se forme derrière moi. À mi-chemin, des tombants infinis à gauche et à droite. Je m’encourage à voix haute quand le vent du nord soulève des flocons jusqu’à mes narines. J’y suis presque.
Carnet de voyage de Pierre-Antoine Guillotel à découvrir dans Numéro 47
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