A bord du dernier cap-hornier russe
La première fois que je l’ai vu, c’était à huit milles au large de Sète en avril 2012, le vendredi 6 précisément. Tôt le matin, j’avais rendez-vous à la station de pilotage pour embarquer à bord de la vedette Golfe du Lion. Habituée aux échelles des cargos, je les avais souvent accompagnés, lui et les autres pilotes. Mais aujourd’hui un grand voilier allait accoster au quai d’honneur, le quai d’Alger. Là, le dernier cap-hornier russe serait la star de notre festival des traditions maritimes, Escale à Sète !
Nous avions doublé la bouée des six milles à la vitesse de vingt nœuds. Le temps était maussade, le ciel gris fondait dans l’eau, il n’y avait pas de limite. Sagement assise parce qu’un peu secouée, mes viscères étaient en proie à un bouillonnement intérieur, mon cœur battait la chamade, un mélange d’excitation et d’émotion des premières fois. Mes yeux scrutaient l’onde comme l’aigle fixe sa proie. C’était interminable. Les essuie-glaces de la pilotine balayaient les vitres à l’unisson comme deux métronomes parfaitement synchrones, et trompaient le silence de l’habitacle fermé et chaud ; nous étions tous très attentifs, mais je ne distinguais encore rien malgré mes efforts.
Soudain, dans la grisaille et à travers les enfléchures métalliques de notre fusée, une silhouette comme une arête de poisson se fait de plus en plus nette, de plus en plus proche, de plus en plus belle. C’est lui, le grand Kruzenshtern vers qui nous avions mis le cap ! Il semble stationnaire, il nous attend, quelques voiles déjà gonflées, si peu. C’est la première fois qu’il vient chez nous, il faut paraître même sans vent.
Nous accostons la coque du grand voilier sur bâbord, l’échelle de pilote déroulée sur la coque d’acier noire et humide, je suis la première à grimper, sans encombre.
Le quatre-mâts barque Kruzenshtern faisait route sur Sète, c’est là que tout a commencé.
© Carnet de voyage de Vivi Navarro à découvrir dans Bouts du monde n°29
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