Carnet de voyage - Kirghizstan

Construire des machines à voyager

Au-dessus des steppes et de la toundra, s’élèvent la philosophie du bricolage et la poésie des machines. À la manœuvre, Maxime Aumon, sorte de Géo Trouvetou rêveur qui n’aime rien tant que voir ses inventions rouler, glisser ou naviguer vers l’est. Avec ses tubes de métal, il construit un chariot à trois ou quatre roues, qu’il peut transformer en radeau ou bien en traîneau, selon le terrain rencontré.

– EXTRAIT – 

Nous sommes trois ce jour-là à guider le chariot à travers les hauts plateaux d’Asie centrale. À cette altitude, nous sommes au-dessus de la limite des arbres et nous longeons des prairies encore enneigées, où broutent les nuages et s’écoulent de petits suintements d’eau. Des chocards à bec jaune sifflent à notre attention, des os de yaks blanchis par la chaleur et le vent affleurent à la surface d’une herbe lisse où partout, des terriers de petites marmottes forment des taches d’ombre. La chaleur est intense. Malgré ce foulard qui me donne un air de moudjahidin, j’ai le nez qui pèle au soleil, mes lèvres sont douloureuses et fendues par le vent des cimes, la peau asséchée par la poussière des steppes. Nous avons franchi le dernier col, notre progression est plus simple et facile. Comme en navigation hauturière, on alterne les postes, on se relaie, nos pas sont assurés, nos gestes maîtrisés. Chacun sait ce qu’il a à faire dans cette chorégraphie silencieuse et instinctive autour de l’étrange véhicule, qui ondule lascivement entre les touffes d’herbes et le relief lustré des cailloux. L’escorte furtive et désordonnée de quelques papillons célèbre un court instant notre commune fragilité.

Nous prolongeons la marche jusque dans la nuit, où le noir d’encre du ciel est si étoilé qu’il donne une clarté presque irréelle aux sommets enneigés des monts Célestes. Deux hommes suffisent à entraîner notre esquif dans l’ondoiement de ces steppes d’altitude. Aussi, notre troisième compagnon se laisse-t-il choir dans le berceau du chariot, où la tête appuyée sur le sac à provisions et le corps avachi sur d’épaisses couvertures aux motifs kirghizes, il goûte au plaisir jamais vécu d’être ainsi emporté dans la nuit brillante et si pleine d’étoiles ; maintenu dans une sorte de rêverie permanente, entre veille et sommeil. Il se tient là, au centre d’un luxe encore inconnu qu’il n’oubliera jamais plus. Un bonheur insoupçonnable pour qui s’imagine que guider un chariot sans pédalier ni moteur dans les montagnes d’Asie centrale ne peut rien promettre d’autre que souffrance et effort avilissant. Cette nuit-là, mon cœur à moi aussi bat comme il n’a plus battu depuis longtemps. Mon âme vibre de tout ce que cet étrange manège pourrait bien promettre de remuement, de fièvre, d’exaltation.

Je me jurais de traverser l’Europe et de rejoindre à pied le Grand Nord russe. Il faut aux rêves de jeunesse une certaine démesure pour qu’ils aient un vrai commencement et une chance d’exister à l’âge adulte. Ainsi, dès l’adolescence, je mettais des roues de bicyclettes à mon lit, quittais la maison, et prenais la direction de l’Est, pour une aventure qui avait désormais un cap mais ne devait plus avoir de fin.

Je chavire de bonheur de revenir enfin à cette habitude lointaine d’aller à pied, à côté des machines que j’invente, dans cette nature pleine et vivante. C’est ainsi que j’habite le mieux le monde. Dans la beauté irremplaçable d’un chariot prenant le large dans les steppes, à la fois léger dans sa structure, et chargé des désirs d’itinéraires passés et à venir. Me voilà de retour dans cette souveraine parenthèse de liberté, où se déroulent l’espace et le temps uniques d’un pacte qui n’appartient qu’à moi, et que je n’ai jamais trahi. Une promesse que je me suis faite à moi-même, au fond de mon lit, lorsque j’étais enfant, et qui s’exprimait par ces mots : « Mon ami, mon frère, viens ! Les pionniers de jadis migraient vers l’ouest, avec leurs lourds chariots de toile et de bois ; toi et moi, on ira vers le nord, vers le pays des souffles et des toundras ! »

Je me jurais de traverser l’Europe et de rejoindre à pied le Grand Nord russe. Il faut aux rêves de jeunesse une certaine démesure pour qu’ils aient un vrai commencement et une chance d’exister à l’âge adulte. Ainsi, dès l’adolescence, je mettais des roues de bicyclettes à mon lit, quittais la maison, et prenais la direction de l’Est, pour une aventure qui avait désormais un cap mais ne devait plus avoir de fin.

Carnet de voyage de Maxime Aumon à découvrir dans Bouts du monde 60

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