Embarquer avec Anita Conti
– EXTRAIT –
Dans son appartement, rue de Rivoli, qu’elle nommait sa caverne, tout semblait animer les deux versants des passions d’Anita Conti : la mer et les livres.
Selon les vibrations provenant du métropolitain qui remontaient par les murs tapissés de documents, formant une mosaïque aux nuances pourpres, composés de boîtes ornementées de collages, décorées par sa main, découpées, teintées, peintes ou vernissées, poudrées ou garnies de passementeries dorées, gaufrées, recouvrant parfois de vulgaires boîtes de lessive ou de flocons de purée et dont les titres manuscrits formaient une véritable encyclopédie, le plancher de l’appartement couvert de tapis pouvait frémir.
Avec leurs tirettes intitulées et titrées de tous les thèmes maritimes croisés au cours de sa longue vie, les dossiers formaient une masse qui ne laissait aucun répit à Anita, tant ce classement, par son incessant renouvellement, repoussait son achèvement. Et, me laissant entrevoir ses embarquements successifs depuis l’entre-deux guerres, ou encore l’énumération des poissons qui avaient retenu son attention, la réalité avait bien des supports pour se manifester.
Or, s’il m’arrivait de passer la nuit sur le canapé de sa caverne rue de Rivoli, comme si je m’étais trouvé sur la couchette d’un des bateaux que m’avait si bien évoqués Anita, et que la nuit faisait apparaître ces chalutiers galbés comme des escarpins glissant sur du velours noir, en les poussant lentement dans l’obscurité, j’étais de tous côtés entouré des images de la mer. Mais, au réveil, quand Anita saisissait un dossier afin d’en illustrer les propos, il est arrivé que, dans ma précipitation à l’aider, je puisse la gêner.
Courbée, compensant la diagonale des horizons par une agile suspension de ses hanches et de ses mollets, concentrée, l’œil plissé, décrivant la scène, Anita ne cessait de recadrer à vue ce qu’elle avait déjà saisi dans son fameux boîtier, cinquante ans auparavant, soixante-dix, peut-être… Elle revisitait ses rouleaux, rembobinait ses films nappés de mémoire photosensible
Les chemises glissaient et s’effondraient sur le tapis, délivrant une liasse de feuilles et de carnets bien remplis, et tandis qu’Anita riait en me lançant reproche, elle s’excusait aussitôt pour sa rudesse. La marée qui n’était pas encore au jusant poursuivait sa progression ; des photos s’échouèrent dans le mouvement. Huchée sur les étagères, cramponnée aux montants, Anita contempla ce spectacle en se laissant déporter par le rappel. Á défaut de chuter, elle bascula quelques décennies en amont, au temps de la vapeur qui propulsait les marins pêcheurs. Surplombant le pont des craintes et des croyances, du haut de sa mâture, exultant, elle lança un prodigieux « Ah ! Chère-douce-vieille-vapeur ! » qu’elle acheva en imitant le glorieux coup de sifflet, à quoi répliqua la fameuse corne de brume. Un instant elle mima une pluie cinglante et drue qui lui battait la couenne, tout là-haut, près des bouches d’air et des cheminées et, lâchant un appui, elle fit le geste de protéger ses petits compagnons Ikoflex et Rolleiflex, puis, cherchant à cadrer la vision, les yeux brouillés de vent et d’embruns, la dame s’arc-bouta. Vibrations inhérentes et bienvenues aux flous intempestifs ; fortement agitées, les images gardent toujours quelque chose de la sauvagerie et des intempéries avec ce qui a été. Je me frottais les yeux comme un enfant pour vérifier l’enchantement, afin de confirmer que les choses sont comme elles sont, comme la fascination de ce qu’elles représentent en s’affirmant bien vivantes. (…)
Courbée, compensant la diagonale des horizons par une agile suspension de ses hanches et de ses mollets, concentrée, l’œil plissé, décrivant la scène, Anita ne cessait de recadrer à vue ce qu’elle avait déjà saisi dans son fameux boîtier, cinquante ans auparavant, soixante-dix, peut-être… Elle revisitait ses rouleaux, rembobinait ses films nappés de mémoire photosensible ; pataugeant dans la sensibilité du bain, j’approuvais tant cela se révélait positif.
Rien ne manquait. Ni l’effet de déplacement du voyage, ni les irrégularités de la vie, ni les bons compagnons, ni l’éblouissement dans la furie… tous les souvenirs dépeignant le monde déployé par-delà les rivages.
Le cercle d’horizon avait disparu, mais je vérifiais le plafond.
« Tout va bien, Anita ?
– Oui, mon ami !
– Nous continuons ?
– Ah, Oui ! Allons à Fécamp ! »
Récit de Laurent Girault-Conti à découvrir dans Bouts du monde 52
Chaque trimestre, recevez dans votre boîte aux lettres de nouveaux carnets de voyages, dans le dernier numéro de la revue Bouts du Monde