Dans les soutes du musée national de la Marine
– EXTRAIT –
L’Histoire de Nantes, ma ville d’origine, est d’abord celle d’un grand fleuve, la Loire. Elle traverse la cité en plein cœur et ouvre sans entrave les portes de l’océan. L’évocation du grand large, ici, donne quelques raisons de tressaillir, faisant ressurgir les fantômes qui survivent dans les pages de notre passé. Il y a ceux que l’on aimerait oublier, nés du commerce triangulaire et de l’esclavage. Et puis ceux dont les Nantais sont fiers, qui allaient affronter plus tard le terrible cap Horn.
Durant la seconde moitié du XIXe siècle, alors que le monde vit déjà à l’heure de la vapeur, deux marchandises devenues précieuses exigent des armateurs européens de mettre soudain le cap vers le Chili. Le guano, amas d’excréments d’oiseaux marins, et le nitrate de sodium sont reconnus comme des engrais d’exception pour les cultures maraîchères et le Chili est un producteur de poids. Mais pour ces destinations, la vapeur est encore incapable de remplir un tel contrat : propulser des navires chargés de vrac jusqu’au bout du monde, et dont la cargaison impliquerait autant de charbon pour alimenter les chaudières des moteurs.
Soutenus par des primes à la construction, les architectes navals n’ont qu’un seul choix possible, pour répondre à la demande des armements tentés par l’aventure du Grand Sud : celui de redessiner des voiliers, mais cette fois en acier. Le parcours obligé est par chance celui des vents forts et constants qui imposent du cran et beaucoup d’humilité aux équipages prêts à s’y aventurer. Les grands chantiers navals nantais installés sur l’île Beaulieu, entre deux bras de la Loire, vont dès lors construire et lancer des voiliers de plus de quatre-vingts mètres de longueur, de type trois mâts carrés, et capables, selon le terme marin, d’envoyer 4 000 mètres carrés de toile dans la mâture. Le plus grand d’entre eux, nommé France II peut en établir le double sur les vergues de ses cinq mâts hauts de 65 mètres de la pomme à la quille. Construit à Bordeaux et lancé en 1911 pour aller chercher du nickel en Nouvelle-Calédonie, il tient régulièrement des allures à plus de vingt nœuds de moyenne dans l’Atlantique sud pendant plusieurs heures. Avec sa longueur de plus de cent quarante mètres hors tout, il gardera longtemps son rang du plus grand voilier du monde.
Parmi ces aventures, il en est une aussi inattendue qu’extraordinaire. Je ne peux alors imaginer qu’elle va m’emporter aux quatre coins du monde, à la découverte d’un trésor gigantesque, inestimable, connu par seulement quelques experts et certains initiés
Si le cap Horn est incontournable pour rejoindre la côte chilienne, deux autres passages vont aussi faire parler d’eux dans ces périples au long cours, le cap Leeuwin au point le plus méridional du continent australien et le cap de Bonne-Espérance au sud de l’Afrique. C’est à cette page de la voile de commerce que l’on doit la naissance du mythe du cap Horn et l’admiration à l’égard des marins qui à cette époque vont s’y risquer pour gagner leur vie, et souvent hélas pour la perdre !
Le capitaine Louis Lacroix est de cette trempe parmi ceux qui passent à plusieurs reprises dans les déferlantes et les tempêtes du Horn. Durant plus de quinze années, il sillonne tous les océans du globe et sera l’un des rares écrivains à qui l’on doit la mémoire de cette incroyable épopée de la marine marchande, qui a duré à peine cinquante ans, mais si redouteé pour ceux qui l’ont vécue.
Parmi les membres de ma famille paternelle de cette époque, trois frères – émile, Léon et étienne Bureau – deviennent armateurs et sont à l’origine de deux sociétés d’armement de ces grands voiliers de commerce. Ils détiendront jusqu’à quatorze trois-mâts, affrétés sur ces routes à leurs risques et périls.
Le capitaine Lacroix fut durant longtemps l’un des officiers recrutés par les armements familiaux. À la barre du trois-mâts Babin-Chevaye, son équipage et lui affrontèrent trop souvent les pires conditions de navigation qu’il devait consigner dans le journal de bord. Cet héritage maritime riche de récits, de correspondances et autres témoignages va marquer viscéralement la famille et fascinent encore aujourd’hui toutes les générations qui en descendent. Impossible pour moi d’échapper à cette contamination génétique et à cette attirance profonde pour toutes ces aventures ayant le goût du sel. Parmi elles, il en est une aussi inattendue qu’extraordinaire. Je ne peux alors imaginer qu’elle va m’emporter aux quatre coins du monde, à la découverte d’un trésor gigantesque, inestimable, connu par seulement quelques experts et certains initiés.
Récit d’Yves Bourgeois à découvrir dans Bouts du monde 57
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