En forêt, des liens invisibles
– EXTRAIT –
« Mon sac est encore coincé dans les branchages ! Tire sur la sangle, Tire ! Tire ! Rien ne vient ! Je vais finir par tomber ! Et ce fichu descendeur, il fonctionne comment déjà ? J’arrête ! Il faut que je respire et que je ne bouge plus, on se calme ! Erwan ? Erwan ! Je ne peux plus descendre ni monter ! Ok ! C’est bon, il arrive. On se calme, la sueur attire les insectes. Erwan arrive, je vais sortir de là, descendre de cet arbre, descendre le long de la corde les quarante mètres qui me séparent du sol. C’est fini pour moi. »
Ce monologue, c’est le mien, celui d’un homme suspendu à un arbre de cinquante-cinq mètres : un superbe mboko. J’étais arrivé au bout de mes facultés physiques et mentales, au bout d’un rêve : peindre pour une expédition scientifique dans la grande forêt du Bassin du Congo. Après deux mois passés au cœur de ce biome fantastique, j’étais comme tous les membres de l’expédition Sangha, épuisé, affamé, les nerfs à vif et la tête trop pleine de moments inoubliables.
C’est parfois ça une expédition scientifique de terrain. Peu de choses ont changé depuis les premiers explorateurs. Pour accéder à ces zones vierges, on utilise toujours son corps. On marche, on grimpe, on porte son matériel, on traverse les chablis, les marécages. On ne compte plus les piqûres d’insectes sur son corps, on fait tout pour rentrer sain et sauf.
Tout ça pourquoi ?
Au cours de ces trente dernières années, les chercheurs ont pris conscience du rôle fondamental de la valorisation de l’équilibre des écosystèmes. Gravement menacées par les activités humaines, beaucoup d’espèces disparaîtront avant même leur découverte. Deux associations, « Insectes du monde » et « Tout là-haut », dirigées respectivement par Philippe Annoyer et Matias Loubes, ont réalisé l’expédition Sangha 2012. Un projet scientifique qui cherche à mesurer l’état de la biodiversité dans le Parc national de Dzangha-Ndoki, la deuxième plus grande forêt tropicale contiguë du monde après l’Amazonie. Ses associations ont à leur actif plusieurs années de recherches entomologiques au sol et en canopée en étroite collaboration avec l’université de Bangui, ainsi que les communautés locales : bantous et Pygmées baaka.
Cette expédition fut pour moi un tournant de ma vie, mes projets artistiques furent dès lors liés à la valorisation de la biodiversité et aux échanges interculturels. En 2019, j’ai eu la joie de revenir dans la grande forêt, pour accompagner l’expédition Lobaye. J’y ai revu mes amis entomologistes Philippe Annoyer et Nicolas Moulin et les Pygmées baaka. Cette fois-là nous étions partis à la recherche du papilio antimachus, le plus grand papillon d’Afrique.
Il me suffisait d’essayer de nommer ce que voyais autour mon potager pour révéler mon ignorance. Que sont ces fleurs ? D’où vient cette roche ? Que sont ces traces sur le chemin ? Me voilà bien muet devant un sous-bois. Ni scientifique, ni pygmée de mon propre territoire, j’en suis devenu l’étranger. Homo urbanus vivant en campagne !
C’est là qu’une deuxième métamorphose s’est opérée en moi. Moi le peintre, l’observateur de réel, celui qui fait un pas de côté pour mieux voir le monde et le retranscrire, qui étais-je face à ces hommes qui partageaient leurs connaissances de la forêt ? Plus je prenais conscience de leurs savoirs, plus mon vertige était grand ! À mon retour, je ne savais pas que ce vertige était ma mue et qu’elle avait déjà commencé, que le questionnement faisait son chemin en moi et qu’il avait besoin de réponses.
Il me suffisait d’essayer de nommer ce que voyais autour mon potager pour révéler mon ignorance. Que sont ces fleurs ? D’où vient cette roche ? Que sont ces traces sur le chemin ? Me voilà bien muet devant un sous-bois. Ni scientifique, ni pygmée de mon propre territoire, j’en suis devenu l’étranger. Homo urbanus vivant en campagne !
C’est peut-être pour cela je me suis mis en tête de bivouaquer et de peindre une année, cinq jours par semaine dans une forêt à une heure de chez moi. Une forêt perchée à huit cents mètres de hauteur, la forêt domaniale de la montagne Noire, au nord-ouest du Parc naturel régional du Haut-Languedoc. Connue pour la rudesse de son climat, mais aussi pour sa beauté sauvage.
Je suis allé à sa rencontre, pour en savoir plus sur elle et sur moi, et pour la vérité de l’échange. Par tous les temps, par toutes les humeurs. Il n’y a pas de mauvais temps, mais que du temps à vivre.
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