Est-ce que ce monde est sérieux ?
– EXTRAIT –
3 novembre, Achgabat. Nous sommes à peine sortis de l’avion qu’un petit homme à lunettes me tape sur l’épaule. « Vous allez avoir du mal à trouver un hôtel ici, surtout à cette heure tardive… Vous voulez dormir chez nous ? ».
Yohan et sa femme, Iana, une jeune Tchèque blonde aux yeux d’un bleu transparent, nous invitent à monter dans la Mercedes noire que leur chauffeur gare à la sortie de l’aéroport. La voiture file dans les rues désertes de la ville froide et muette et s’arrête devant une tour de marbre blanc haute d’une quarantaine de mètres. Le couple habite au dernier étage, dans un grand appartement haut de plafond où même le vide doit coûter une fortune. Yohan dirige le service administratif de la société Vinci construction qui bâtit le premier cinéma du pays. « Je sais pas encore si cela va servir à quelque chose, le président n’a pas encore autorisé la diffusion de films en public… En attendant, les Turkmènes ont tout de même la télé, vous voulez voir ? Franchement ça vaut le détour… » Il pointe la télécommande vers l’écran en jetant des petits coups d’oeil suspicieux aux, quatre coins du plafond. « Il y a pas beaucoup de chaînes… » L’écran nous montre un monde de jeunes hommes en costume bleu foncé, coiffés du chapeau traditionnel turkmène, une petite galette de tissu noir et blanc posée sur le haut du crâne, travaillant dans des entreprises parfaites où pas le moindre outil ne traîne. Iana interrompt les réjouissances pour dresser le couvert : elle a préparé un filet de julienne mariné à l’ail et au citron. Elle pose aussi sur la table un alcool blanc de son pays natal, qui délie un peu la langue de son mari. Il cesse d’inspecter le plafond. « On sait jamais quoi croire ici… Certaines personnes disent qu’ils foutent des micros dans les appartements… mais… Il faut pas tomber dans la parano non plus… les gens sont gentils, s’ils ne parlent pas aux étrangers dans la rue, c’est pour éviter d’avoir des problèmes avec la police… ».
4 novembre Achgabat. Après la chute de l’Union soviétique, un cadre prometteur du parti a été promu président turkménistan. Il s’est rapidement révélé complètement mégalomane. Le « Turkmenbachy », père de tous les Turkmènes, a érigé des statues d’or à son effigie partout à travers la capitale, renommé les villes et les mois de l’année, dont le mois d’avril qui porte désormais le nom de sa mère, déporté des milliers d’opposants, et écrit le Ruhnama la bible des Turkmènes dont la lecture, d’après lui, ouvre directement les portes du paradis. Depuis sa mort, en 2006, Berdymohammedov, qui lui ressemble étrangement, a pris sa place et continue l’oeuvre de son prédécesseur. Les statues d’or se contentent de changer de visage et pas un seul bâtiment ne s’élève sans être couvert de plaques de marbre. Bouygues, notre fleuron national, en construit une grande partie. La firme française, qui possède entre autres la principale chaîne de télévision de notre beau pays, s’est même fendue d’une interview de Niasov d’une écoeurante complaisance dans les locaux de TF1, réalisée par sa direction et la crème du journalisme indépendant, qui ne sera bien sûr jamais diffusée où que ce soit en dehors du Turkménistan.
Tout est d’ailleurs parfaitement normal puisque la population n’a jamais rien connu d’autre. Ils se sont toujours cachés dans les buissons des places pour fumer une cigarette parce que c’est interdit, ils ont toujours laissé la gazinière allumée parce que le gaz est encore la seule chose qui soit gratuite et que les allumettes coûtent cher, ils ont toujours crevé de faim au milieu de ce rêve de marbre
Carnet de voyage de Vincent Robin et Florian Molenda à découvrir dans Numéro 39
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