Fureur de vivre
Les pointillés de la route se brouillaient devant mes yeux en halos éblouissants. Mon esprit balançait entre peur et bonheur. Je connaissais trop bien la montée du sommeil et la terreur de m’y abandonner au volant d’une voiture rapide, avec les conséquences inéluctables. La conduite sportive était indissociable d’un style de vie imposé par le manque d’argent. À sec avant la fin du mois, nous la jouions plutôt tape-à-l’œil. Cette fois-là, faute d’avoir en poche les quelques dollars d’une chambre de motel, nous conduisîmes toute la nuit, Steve et moi, essayant de mettre nos principes en application. Notre objectif était la maison d’un pote, à 1 500 kilomètres. (…)
Les ombres de l’après-midi nous incitèrent à rejoindre la voiture pour notre aventure suivante : Shiprock. (…) Après avoir avalé un burger dans un boui-boui ouvert toute la nuit, nous nous sommes mis en route pour le rocher. C’était de la conduite de nuit dans ce qu’elle a de mieux : une mission, une méthode – et une erreur d’itinéraire qui nous fit perdre une demi- heure. Mais à 2 h 30 du matin, nous étions arrivés à destination. Enfin presque… Nous étions près de la digue du sud, l’une des plus importantes épines dorsales, uniques au monde, qui s’étirent sur des kilomètres dans le désert uniformément plat au centre duquel s’élève la structure massive du cône volcanique de Shiprock, en forme de château.
Notre plan ? C’était tout simple : mettre la voiture sur un cric, enlever une roue, la caler avec des pierres, enfermer tout à l’intérieur, puis partir faire notre escalade.
Notre plan ? C’était tout simple : mettre la voiture sur un cric, enlever une roue, la caler avec des pierres, enfermer tout à l’intérieur, puis partir faire notre escalade. Nous comptions passer pour d’innocents touristes victimes d’un ennui mécanique plutôt que pour des grimpeurs. Chargés de notre matériel, nous avons commencé à marcher à travers le désert, dans l’obscurité. Dans le noir, un roquet vigilant lança une rafale saccadée d’aboiements, comme pour dénoncer notre subterfuge. Nous pensions que le monument majestueux devait être à moins d’un jet de pierre, mais il nous fallut crapahuter trois heures pour traverser les douze kilomètres d’armoise et nous laisser tomber, épuisés, à pied d’œuvre. En dépit de ma fatigue, je dormis d’un sommeil agité, perturbé par un oubli de ma part. En principe, l’escalade nécessitait trois cordes : une laissée en place pour servir de rappel et remonter plus tard, et deux pour descendre normalement en rappel depuis le sommet. Nous n’en avions que deux.
Je me réveillai sans même réaliser que j’avais dormi. J’avais ouvert les yeux et la nuit était terminée. Steve grogna, se frottant les yeux.
Nous avons caché nos sacs de couchage et nos sacs à dos, pris chacun du matériel et une corde, puis nous avons marché vers la voie avec une assurance de façade.
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