Heureux qui se fait voler son sac de voyage
EXTRAIT :
C’était l’un de ces soirs de novembre où la nuit cisaillait l’après-midi avant même qu’elle ne débute vraiment. J’étais arrivé la veille à Batoumi, petite ville côtière de Géorgie atteinte après deux nuits dans des cars sans couchettes à longer la morne et humide côte de la mer Noire turque. Et j’adorais déjà, autant les maisons façon gros gâteaux pastel décorées de stucs blancs que ces vaches qui broutaient sous les orangers. J’avais le regard d’autant plus aiguisé que je ne savais pas grand-chose du pays, et encore moins de Batoumi. On était en 2005, et je n’avais pas encore pris cette sale habitude de « googler » tous les noms de bleds improbables que je croisais sur des cartes, juste pour voir à quoi ressemblaient Norilsk ou Maputo. Je me souvenais juste du récit de Libé : quelques mois plus tôt, le sémillant Mikhaïl Saakachvilli avait renversé le dinosaure Edouard Chevardnadze, un nom qui avait ressurgi tout droit de mon enfance. On a les Madeleine de Proust qu’on peut, moi c’était les journaux de France Intertendance chute du communisme et les patates surgelées rissolées, les deux étant étrangement associés. Je trouvais dingue qu’il pût y avoir à mon époque encore une révolution, qui plus est des Roses, et ce soir-là au cyber-café, voilà probablement l’enthousiasme que je partageais dans mes mails, pressé d’être déjà à Tbilissi, la capitale, que je devais rejoindre le lendemain.
Mon énorme sac de voyage de plusieurs semaines, volatilisé ! Toutes mes fringues et l’appareil photo. Mes bouquins, l’ordi et mes textes. Trois jours de séjour et j’avais déjà tout paumé, pour le coup je m’étais surpassé !
Bref, j’étais affamé de tout et même de Mars. Pas la planète, la barre chocolatée toute conne, qui me narguait dans l’épicerie de l’autre côté de la rue au bout de quelques mails laborieusement tapés sur un clavier qwerty. Je quittais donc mon clavier et mes moufles (virtuelles, hein, parce qu’il faisait chaud) une minute pour aller l’acheter. Et quand je revins… Mon énorme sac de voyage de plusieurs semaines, volatilisé ! Toutes mes fringues et l’appareil photo. Mes bouquins, l’ordi et mes textes. Il fallut que je me rende à l’évidence. Trois jours de séjour et j’avais déjà tout paumé, pour le coup je m’étais surpassé ! On a beau se dire qu’il y a plus grave, par une nuit d’hiver dans une petite ville lointaine, se retrouver en douze secondes sans aucune affaire vous fait bien vite vous sentir plus seul et galeux que le pauvre chien qui divaguait dans la rue vide.
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