Eric Chazal
Carnet de voyage - Groenland

Immersion dans le Torssukatak

Eric Chazal, guide de kayak arctique, avait l’habitude de pagayer, l’été venu, entre les icebergs. En hiver, c’est autre chose. À l’invitation d’amis, il revient dans la baie de Qeqerstaq pour une immersion dans le quotidien d’une famille inuite. Délaissant son embarcation pour les skis, il a tiré sa pulka le long de cette frontière fragile entre l’océan et la glace, entre l’eau libre et la banquise.

– EXTRAIT – 

Je plie le camp et peine à glisser mon kayak lourdement chargé sur la grève. La mer calme facilite l’embarquement. Tous les jours ne se ressembleront pas. En quelques coups de pagaie, le kayak trouve sa vitesse de croisière. Je longe la côte puis contourne la première pointe rocheuse pour m’écarter vers le large et profiter des glaces. Je découvre une des plus majestueuses concentrations d’icebergs arctiques qu’il est donné à un kayakiste d’approcher. Échoués à proximité de la côte, ils constituent un véritable labyrinthe. Leurs sommets dépassent les quatre-vingts mètres. Naviguer à proximité de ces colosses givrés est magique et inquiétant. La glace est sournoise et imprévisible. Humilité, vigilance, intuition et modération sont de mise. Malgré l’expérience, ne jamais banaliser le risque. J’entretiens une juste distance avec les icebergs. Prudent, j’évalue leur hauteur émergée et navigue en distance à trois fois cette hauteur. Parfois, je dois me glisser dans des couloirs étroits. J’évite alors la proximité de surplombs hasardeux sujets à des effondrements plus fréquents. La glace n’est pas silencieuse. Elle s’exprime en mille sonorités.

Chacun d’entre nous trace son chemin et traverse la vie avec son paquetage d’idéal et d’histoires personnelles. Le mien est ainsi fait : des parents kayakistes, un univers de ski et de balades en forêts, des bivouacs au bord de rivières oubliées, une adolescence bercée et portée par une quête insatiable d’immersion, d’isolement, de fusion sensorielle avec des espaces naturels intacts, mystérieux et lointains.

Je tends l’oreille pour percevoir le moindre son cristallin ou rauque annonciateur d’une fracture imminente. Les petites glaces d’effondrement déroulent un large tapis. Des milliers de bulles d’air libéré par la fracture crépitent et pétillent. J’aime pénétrer ces espaces et me glisser dans cet apaisant sorbet. Je fais corps avec la glace. Kayak, pagaie et rameur ne sont qu’un. Ma passion arctique est autant sonore que visuelle. Aucun iceberg ne ressemble à un autre dans ses formes, ses couleurs et sa texture. J’ai le sentiment d’évoluer au milieu de sculptures contemporaines démesurées. Nous sommes ici à la confluence de deux flux glaciaires : l’un en provenance du sud et de l’emblématique Sermermiut tout proche d’Ilulissat, l’autre en provenance de l’est, du fjord Torssukatak et des fronts d’Eqi et du Kangilerngata.

Le kayak est un merveilleux compagnon de voyage.  Il est prétexte à des rencontres fortuites inestimables et favorise une immersion respectueuse des espaces traversés. Se déplacer en kayak, au pays de ses inventeurs et dans l’esprit originel d’itinérance et d’autonomie, bouscule le voyageur le plus averti au plus profond de lui-même. Chacun d’entre nous trace son chemin et traverse la vie avec son paquetage d’idéal et d’histoires personnelles. Le mien est ainsi fait : des parents kayakistes, un univers de ski et de balades en forêts, des bivouacs au bord de rivières oubliées, une adolescence bercée et portée par une quête insatiable d’immersion, d’isolement, de fusion sensorielle avec des espaces naturels intacts, mystérieux et lointains.

Carnet de voyage d’Eric Chazal à découvrir dans Bouts du monde 51

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