Industrie touristique
– EXTRAIT –
Accoudée au bastingage, le col de ma veste en polaire serré jusqu’aux oreilles, le vent salé par les embruns me caresse doucement le visage. Mes yeux sont plantés dans les lueurs d’un crépuscule sans fin dont je suis l’une des rares témoins. J’ai le sentiment que mes pupilles sont les premières à se poser sur ce paysage. Je sais que ce n’est pas vrai. D’autres regards se sont plongés bien avant moi dans ce blanc pur, dans ces taches bleu profond qui crevassent la glace, sur ces sommets pointus qui s’effondrent tout droit jusqu’au fond de l’océan. Je pense aux premiers explorateurs, à ces navigateurs cousus d’un autre cuir. Ceux qui voyageaient vers les pôles vêtus de manteaux de feutre. Ces Russes, Britanniques, Américains, Français, qui, les premiers, aperçurent les contours d’un grand Continent blanc, sans savoir qu’il l’était. Continent de glace. Si l’un de nous portait aujourd’hui l’un de ces vêtements d’époque, il gèlerait automatiquement sur place. Comment ont-ils pu survivre si peu vêtus ?
Une voix, soudain, m’extrait de ma rêverie : « Brrrrr… Fait pas chaud, hein ! » Je tourne la tête. À côté de moi, une petite forme engoncée dans une parka rouge me regarde en souriant. Il n’y a d’ailleurs que ça que je vois, ses yeux et ses dents. Son bonnet lui tombe sur les sourcils mais je distingue deux petites billes grande ouvertes qui brillent, émerveillées devant l’horizon qui s’offre à nous. En détaillant sa tenue, je m’aperçois qu’à part son bout du nez, pas un centimètre carré de peau ne dépasse. « Moi je viens du Sud de la France, alors le froid, ce n’est pas trop mon truc », tient-elle à me préciser. Je souris et lui partage une bribe des pensées desquelles elle m’a sortie.
« Vous savez que lorsque l’explorateur polaire français Jean-Baptiste Charcot est venu en Antarctique pour la première fois en 1904, lui et ses compagnons d’aventure n’étaient vêtus que d’un simple anorak en toile pour se protéger du vent et du froid ?
– De la toile ? Mais ils ne portaient même pas de la fourrure ?
– Si. Ils avaient bien embarqué à bord des vêtements en peau de renne, mais Charcot raconte dans son journal de bord qu’ils ne les ont pas utilisés. Peut-être pour des raisons pratiques ou bien parce qu’ils estimaient ces températures supportables.
– Supportables ? Tu parles ! Ils en avaient du courage ces types-là. Ou bien étaient-ils un peu fous ! »
Dès qu’on le peut, on profite des petits moments de calme qui nous sont offerts pour profiter nous aussi du spectacle, se prendre pour des pionniers de l’exploration et oublier quelques instants que l’on participe à une industrie touristique qui ne fait pas que du bien à cette région du monde
La parka rouge s’éloigne dans un éclat de rire avant de disparaître derrière deux portes vitrées, avalée dans le ventre chaud du bateau. Sur le pont, d’autres parkas rouges un peu moins frileuses profitent encore du spectacle avant de passer à table. Tous les passagers du bateau portent la même veste, floquée aux couleurs de la compagnie, qui leur est offerte le premier jour de la croisière. Un vêtement chaud doublé de polaire, coupe-vent et imperméable, indispensable pour participer aux activités extérieures proposées dans cette contrée du monde. Cette tenue nous permet aussi, à nous, guides d’expédition, de les repérer facilement à terre, lorsqu’ils tentent de s’échapper, volontairement ou non, de nos parcours préalablement balisés.
Lorsqu’on travaille comme guide naturaliste dans les régions polaires, il ne faut pas s’attendre à avoir beaucoup le temps de rêvasser. Le spectacle de la nature ne prend jamais d’entracte et se joue à tous les étages. Dans les airs d’abord où les oiseaux marins virevoltent sans jamais se poser mais aussi dans les flots d’où peut émerger, à tout moment, la nageoire d’un mammifère marin. Il y a toujours quelque chose à observer et notre boulot, c’est de le commenter, de l’expliquer, d’apporter un maximum d’informations aux passagers qui ont payé très cher pour s’offrir le voyage d’une vie aux confins du globe. Alors dès qu’on le peut, on profite des petits moments de calme qui nous sont offerts pour profiter nous aussi du spectacle, se prendre pour des pionniers de l’exploration et oublier quelques instants que l’on participe à une industrie touristique qui ne fait pas que du bien à cette région du monde. Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et… croisiéristes.
Carnet de voyage d’Oriane Laromiguière à lire dans Bouts du monde 51
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