L’île Cuirassée
Il est 5 heures du matin, nous sortons de l’hôtel mal réveillés, choisissons un de ces distributeurs qu’on compte par centaines dans les villes japonaises pour une canette de café, bien inhabituelle car elle sort chaude de la machine. Nous prenons la voiture et on s’extirpe d’une Nagasaki encore déserte, on quitte sa baie encaissée pour longer une côte sinueuse qui se disperse en mer en des dizaines d’îlots verdoyants. Et puis au détour d’un virage, on aperçoit sur l’aurore une silhouette plus sombre que les autres, une découpe géométrique, des centaines de petites fenêtres. On comprend alors ce qui a valu à l’îlot minier son surnom du « Vaisseau de Guerre », l’île cuirassée, en japonais : Gunkanjima.
Nous descendons vers le petit port qui fait face à l’île, le rendez-vous est à 6 heures. Nous sommes avec Régis, un ami explorateur, et Tsurisaki Kyotaka, photographe japonais rencontré par l’intermédiaire de notre galerie qui l’exposait à Paris et qui a cette particularité un peu inquiétante de photographier des cadavres, des scènes de crimes ou d’accidents, suivant bien souvent les équipes d’intervention de la Colombie à la Thaïlande en passant par le Mexique … Nous l’avions emmené dans les catacombes de Paris, dans la partie non officielle. Assis sur des galeries jonchées d’os sous le cimetière de Montparnasse, Tsurisaki, peut-être déçu, s’était hasardé : « N’y a-t-il rien de plus frais, avec des cheveux, de la chair ? ». Il nous avait aussi promis : « Si vous venez au Japon, si vous le voulez, je vous accompagnerai sur Gunkanjima ».
Nous embarquons un peu fébriles sur le bateau de Baba San, c’est le taxi-boat de ce tout petit port qui dépose des pêcheurs sur l’île quand la mer le permet. Il emmène aussi les visiteurs dans une situation ni vraiment officieuse ni vraiment officielle, mais le problème est qu’il vient systématiquement les chercher 2 heures plus tard, à 8 heures du matin. Nous ne savons toujours pas quelle en est la raison ? 2 heures ça fait très court, nous travaillons à la chambre photographique et ce n’est pas exactement de la photographie rapide ! Nous avons donc décidé d’emmener Tsurisaki, qui, tenu par sa promesse, n’a pas pu refusé, dans l’espoir qu’il négocie avec Baba San pour un retour plus tardif. Tsurisaki ne semble pas forcément enthousiasmé par le moment, car il connaît déjà l’île et sûrement la suite… Après avoir été trimballé dans Tokyo, mis dans le train couchette de nuit avec nous, puis dans le shinkansen, passé une nuit à l’hôtel
Nous embarquons un peu fébriles sur le bateau de Baba San, c’est le taxi-boat de ce tout petit port qui dépose des pêcheurs sur l’île quand la mer le permet. Il emmène aussi les visiteurs dans une situation ni vraiment officieuse ni vraiment officielle, mais le problème est qu’il vient systématiquement les chercher 2 heures plus tard, à 8 heures du matin. Nous ne savons toujours pas quelle en est la raison ? 2 heures ça fait très court, nous travaillons à la chambre photographique et ce n’est pas exactement de la photographie rapide ! Nous avons donc décidé d’emmener Tsurisaki, qui, tenu par sa promesse, n’a pas pu refusé, dans l’espoir qu’il négocie avec Baba San pour un retour plus tardif. Tsurisaki ne semble pas forcément enthousiasmé par le moment, car il connaît déjà l’île et sûrement la suite… Après avoir été trimballé dans Tokyo, mis dans le train couchette de nuit avec nous, puis dans le shinkansen, passé une nuit à l’hôtel à 1 500 km de chez lui, Tsurisaki va vers Baba San et procède à notre requête, le capitaine grommelle deux mots, Tsurisaki se retourne vers nous et se courbe dans une attitude toute japonaise : « I’m sorry »…
C’est tout ce qu’il y aura comme négociation. Le bateau file déjà droit sur l’île. Nous débarquons tranquillement, la mer est d’huile et une fois passé la digue en béton, on ne discerne même pas son clapot. L’île est parfaitement silencieuse, pas effrayante, pratiquement apaisante. Nous commençons à errer dans les allées désertes et les escaliers étroits, certaines pièces ont comme été soufflées, il n’en reste rien, mais d’autres sont préservées comme si les habitants les avaient quittées il y a quelques semaines.
Peu à peu, les objets abandonnés nous laissent imaginer les familles nombreuses dans les petits appartements, les cuisines et les laveries communes, les rues et les diverticules bondés, les écoliers sur leurs petits pupitres, les mineurs faisant les 3×8 et se lavant dans les bains après une journée au fond, les dentistes, les bars. Nous mettons en place notre trépied de bois et la chambre et nous prenons image après image dans une intense cadence. Et déjà Baba San nous attend de l’autre côté de la digue. Nous embarquons et nous filons droit vers le port et regardons la ville s’abstraire jusqu’à redevenir une bloc brumeux et terne, une vague silhouette, un navire… un cuirassé… Gunkanjima.
Carnet de voyage de Romain Meffre et Yves Marchand à découvrir dans Numéro 22
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