La jubilation des fantômes
– EXTRAIT –
C’était somme toute l’ordinaire douceur d’un dimanche soir à Glodok, la ville chinoise de Jakarta. Awen recopiait des chansons pour le karaoké. Pour gagner, il devait en apprendre mille sept cents : indonésiennes, chinoises et anglaises. Il empilait les petits cartons près de lui, au bout de la grande table où j’avais pris place. Dans un coin de la salle, sa femme et son fils épluchaient des légumes.
Les ventilateurs soufflaient en petite vitesse. Dans cette quiétude soudain familière, j’oubliais l’enfer de la ville, dont le pire commençait à cent mètres. Awen était replet, patenté, imbu de la puissance tranquille héritée de ses ancêtres débarqués à Java quelques siècles plus tôt. Je l’aurais volontiers imaginé descendant de Zheng He, cet amiral chinois musulman dont les trois cent dix-sept navires et les vingt-sept mille marins avaient mouillé courtoisement, sans la moindre pulsion coloniale, sur tous les rivages de la mer de Chine, de l’océan Indien, de la mer d’Arabie, du détroit d’Ormuz et de la mer Rouge, jusqu’à La Mecque, où il put accomplir la cinquième consigne du Prophète. Mais Zheng He, fils de roi vaincu, avait été émasculé par les Ming, à la cour desquels il avait fait une carrière d’eunuque émérite. Il n’avait donc engendré personne, quoiqu’il eût peut-être semé la première graine de l’islam sur l’archipel. Des Chinois ne figuraient-ils pas parmi les neuf saints, les Wali Sango vénérés par les Javanais pour les avoir convertis à la religion du Prophète ?
Après des heures de moite errance, je m’abandonnais à cette douceur offerte au détour d’une rue. Je savais que je ne reverrais jamais Awen, puisque mon voyage ne faisait que commencer, mais qu’il reviendrait dans le temps de l’écriture. C’était assez pour mesurer l’importance de cette rencontre éphémère
Carnet de voyage de Jean-Pierre Poinas à découvrir dans Numéro 35
Chaque trimestre, recevez dans votre boîte aux lettres de nouveaux carnets de voyages, dans le dernier numéro de la revue Bouts du Monde