La mémoire du Yunnan
La Chine connaît un développement très rapide qui perdure depuis plus de trente ans. Notre attention est en permanence détournée par plus de nouveaux produits, plus de nouveaux problèmes, plus de nouvelles contradictions ; les informations se succèdent et s’entrechoquent sans cesse en nous.
Quant à moi, je représente une alternative à ce modèle, ou tout au moins une minorité au sein des Chinois d’aujourd’hui. Non seulement je me plonge souvent dans mes souvenirs, mais mon crayon lui-même s’attache de plus en plus à décrire les événements du passé, un quotidien aujourd’hui disparu : les villages, les maisons basses faites de briques et de bois, les ruelles et les petits ports tranquilles, les rivières à l’eau limpide en bordure des villes, les champs qui s’étalent sans limites… tout ce dont j’ai été le témoin il y a cinquante ans.
A cette époque, comme toutes les personnes autour de moi, je n’aurais jamais pu prévoir que tout ceci disparaîtrait, je n’avais pas non plus imaginé que, cinquante ans plus tard, ces scènes ordinaires auraient marqué mon esprit d’une si forte impression. Je suis heureux d’avoir moi-même un jour vécu ce que je décris dans mes dessins, d’avoir emprunté ces portes en bois, d’avoir utilisé ces charrettes, d’avoir couru sur ces routes pavées. Lorsque je dessine ces détails du passé, je ne me réfère quasiment jamais à des archives ; de toute manière ce serait impossible car à l’époque personne ne prenait de photographies.
Face à ma feuille blanche, en ne m’appuyant que sur les souvenirs et les ressentis, je commence à « développer » (pour reprendre un terme technique du vocabulaire de la photographie) le passé. Un ou deux dessins ce n’est pas difficile, de trois à cinq cela passe encore, mais en dessiner trente voire cinquante, cela revient à passer un examen pour lequel la mémoire est plus que jamais sollicitée : il ne suffit pas d’avoir la moyenne, on se doit de faire preuve d’excellence.
Parmi les visiteurs qui découvrent mes œuvres, les Chinois en comprennent immédiatement la nature car ce que mes dessins évoquent leur est familier, cependant l’intérêt – voire l’enthousiasme – que les Français manifestent dépasse celui des Chinois, j’en suis à chaque fois ému et surpris.
Mais alors pourquoi ? Après tant d’échanges avec le public, j’en suis venu à la conclusion que l’oeuvre ainsi créée ne reposait pas tant sur le souvenir que sur l’émotion, une émotion simple, naturelle, légère certes, mais profonde et sincère. Au regard de la futilité et de la vanité de notre société de consommation, ces dessins acquièrent une valeur d’autant plus précieuse, que l’on soit en Chine ou en France.
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