Virginie Bouyx - mer d'Aral
Carnet de voyage - Ouzbékistan

La mer démontée

Y penser est vertigineux. Il a suffi d’une cinquantaine d’années pour vider presqu’en totalité la mer d’Aral que se partagent les deux ex-républiques soviétiques d’Ouzbékistan et du Kazakhstan. La tête posée contre la vitre du quatre-quatre qui traverse le désert du Karakalpkstan, Virginie Bouyx regarde l’Amou-Daria, fleuve épuisé qui ne verra plus jamais la mer.

– EXTRAIT – 

Depuis une heure, après le passage d’un Amou Daria desséché bien éloigné de ce que l’imaginaire occidental en a conservé, et un déjeuner de plov dans un petit restaurant au bord de la route en compagnie de Tomo, un jeune Japonais qui suit le même trajet dans une autre voiture, nous roulons sur le plateau d’Oust Ourt qui, jadis, surplombait les rivages de la mer d’Aral. Plusieurs pistes se dessinent sur le sol. Autrefois, nous explique Takhir, notre guide, un jeune homme d’origine kazakh étudiant en langues étrangères qui espère partir dans un an en Angleterre, il n’existait pas de route pour relier Noukous la dernière ville située plus au nord-est. Les camions transportant des marchandises diverses ont donc tracé sur le plateau ces sillons qu’empruntent aujourd’hui les compagnies de tourisme, encore peu nombreuses, qui organisent des road trips dans la région.

Avant de monter sur le plateau, nous avons traversé une partie du lit de la mer disparue. Même paysage lunaire, empreint d’une étrange poésie, ponctué de touffes végétales – petits arbustes secs, plantes de rocailles, sortes de bruyères aux couleurs pastel. Nous avons même croisé le cadavre d’un loup, sans doute heurté par un véhicule.

L’après-midi avance et la nuit se profile. Le froid se fait plus net alors que nous descendons de voiture à l’entrée d’un village, sur une ancienne piste d’atterrissage. Le dernier endroit habité avant la mer – ou presque. Une centaine d’habitants pourtant, et une dizaine d’enfants qui circulent à vélo sur la piste goudronnée et nous regardent avec curiosité, bien que déjà peut-être avec aussi une certaine habitude. Le quatre-quatre de Tomo, le Japonais, nous rejoint. Les trois garçons partent à la recherche de toilettes. Je ne les suis pas, je préfère discuter avec les petits cyclistes tout étonnés de voir que je parle un peu russe. D’ailleurs, le passage dans les latrines du restaurant de ce midi – planches trouées et, quelques mètres au-dessous, déjections à l’odeur pestilentielle survolées de nuées de mouches – m’a suffi.

Nos chauffeurs maintenant accélèrent l’allure. Il est presque 18 heures et la nuit n’est pas loin. Il ne s’agit pas de se retrouver perdu en plein désert. Les deux quatre-quatre avancent chacun sur une piste différente, en changent lorsque les cahots sont trop forts. Vu du ciel, cela doit ressembler au Paris-Dakar, à une sorte de danse, ces deux véhicules qui filent au milieu de nulle part. Nous nous arrêtons pourtant une nouvelle fois, à la limite du plateau dont il me semble que nous nous étions éloignés depuis longtemps et que nous rejoignons maintenant. En contrebas, un peu d’eau, et de vastes plaques d’herbes. Des restes de mer. Takhir nous montre les vestiges d’un ancien cimetière. Jadis, nous dit-il, vivait ici un petit groupe de déportés, envoyés par le Tsar de toutes les Russies. Des hommes et des femmes qui par nécessité avaient organisé leur existence en parfaite autarcie, vivant de la pêche, construisant des maisons dont il ne subsiste plus rien. Oleg, notre chauffeur, d’origine russe, fume une cigarette à côté de nous, en regardant pensivement ce qui reste de la colonie.

Takhir me tire de mes réflexions en m’apportant de petits fossiles de coques. Il y a des millions d’années dit-il, le plateau sur lequel nous nous trouvons était un océan. Il y a cinquante ans, la mer d’Aral s’élevait jusqu’à lui, avec, à cet endroit, plus de soixante-dix mètres de fond

Nous repartons alors que le ciel se couvre d’or. Un dernier arrêt, enfin, sur un promontoire rocheux. Un arrêt imprévu en réalité, même si nous ne le comprenons pas tout de suite puisqu’on aperçoit la mer, au loin, d’un bleu sombre presque irréel. Devant elle alternent des bandes de végétation et de boue. On voit que l’eau était encore présente il y a peu de temps. La mer recule de vingt mètres chaque année, elle a perdu plus de 75 % de son volume depuis les années 1960, même si des mesures sont prises pour limiter les dégâts, nous dit le guide. Nous ne prêtons attention ni au froid, ni au chauffeur qui s’est précipité sous notre voiture avec une bouteille d’eau pour éteindre un début d’incendie – un buisson coincé dans le moteur. (…) Takhir me tire de mes réflexions en m’apportant de petits fossiles de coques. Il y a des millions d’années dit-il, le plateau sur lequel nous nous trouvons était un océan. Il y a cinquante ans, la mer d’Aral s’élevait jusqu’à lui, avec, à cet endroit, plus de soixante-dix mètres de fond (…)

Quelques pas sur le sable humide couvert de coquilles vides, futurs fossiles qui craquent sous nos pieds, et nous trempons un doigt dans l’eau froide qui s’éloigne semble-t-il inexorablement. Cette mer, pourtant, reste impressionnante. On ne voit pas l’autre rive, là-bas, au Kazakhstan. À notre grande surprise, Tomo en avale une gorgée. « Salty », fait-il. On s’en serait douté. La concentration en sel augmente au fur et à mesure que la mer se retire. Le guide nous explique qu’il y a quelques semaines, au début de l’automne, il s’est baigné. On flotte dans cette eau comme nulle part ailleurs, dit-il. On peut même y marcher alors que l’on n’a plus pied. Certains prétendraient que c’est ainsi que Jésus a marché sur l’eau : il y avait trop de sel. Pour ma part, je me garde bien d’y goûter, ne serait-ce que du bout des lèvres. Près du port de Moynaq, il y avait autrefois une île, Vozrojdénié, où les Soviétiques s’essayaient à des expérimentations d’armes biologiques et bactériologiques.

Carnet de voyage de Virginie Bouyx à découvrir dans Bouts du monde 56

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