La poésie de la fugue
– EXTRAIT –
Fin octobre, le jour de son anniversaire, je me retrouve sur un quai de la gare de l’Est, derrière l’ancien kiosque à clopes que mes parents tenaient il y a trente ans et où j’ai appris à marcher. Collège Arthur-Rimbaud à Charleville-Mézières, je commence par là. Madame-la-principale me fait un accueil presque maternel ; elle a tout organisé, même mon couvert à la cantine ; elle a été la première et la seule à répondre à une série de mails envoyés un soir, un soir où je me suis décidé. Parmi les gamins qui ont accepté de poser pour moi, les petits ont été préparés la veille avec soin, les grands se sont essayés à eux-mêmes, tous viennent déposer la somme de leur fierté dans une lumière qu’on dirait celle d’astres empêchés.
Charleville est un drôle d’endroit ; quand quelqu’un rentre dans un bar, il vous serre la main, étranger ou pas, peu importe ; il vous regarde dans les yeux aussi. Des bars, il y en a tout autour de la place Ducale ; chacun sa faune ; l’un s’est spécialisé dans les notables de la ville, profs à la retraite et politiques pressés ; ils lisent le journal local ou jouent au rami. Deux autres échoppes à côté se chamaillent la jeunesse, enfants de bonne famille, braillards, et revendeurs de shit ; plus loin un autre bistrot garde au chaud ses prolos, des gens encore en tenue de travail, ça discute voliges et tuyaux de 4. Selon les saisons, l’humeur, les entretiens, je prends mes quartiers indifféremment dans chacun d’eux, je finis par faire connaissance avec les serveurs, les barmans, quelques habitués, j’essaye toutes les bières qu’on me conseille, les cuvées Rimbaud bien sûr : la « Spéciale Bohème », la « Voyelle ambrée », la « Brune du Harar », la « Verte de Charleroi » etc.
Pour un obsessionnel, les journées sans bonnes images sont les plus longues ; on s’agace, on piétine, on dilue son manque de fulgurances dans un inventaire sans fin de choses idiotes, on insiste jusqu’à tard le soir, et puis, parce que les bonnes images sont allées se coucher, on picole en douce. On picole pour casser la boucle que vous laissez se refermer sur vous-même, pour s’engourdir un peu les mains, suffisamment pour passer à autre chose ; l’obsession ça ne passe pas comme ça. Charleville, j’y reviens une fois, deux fois, dix fois, jusqu’à ne plus compter. Il arrive que j’y reste plusieurs jours sans jamais sortir mon appareil de son fourreau ; marcher compense, renifler suffit. Les premières heures à Charleville deviennent un peu plus euphoriques à chaque fois, une impression d’Ithaque, heureux comme un anonyme accepté, un convive et son couvert, un montreur d’ours à qui l’on donnerait du « Monsieur ».
Il pleut trois jours durant. Je bénis les petits carrés de pétrole qui me permettent d’allumer des souches de bouleau à moitié décomposées dans la nuit. Dormir ? Impossible ou très peu, le feu ne dure pas ; entre les troncs éclairés de la sorte, la brume expire tous les esprits d’une forêt dérangée, l’humus qui fume envahit jusqu’à l’intérieur de ma tente.
Pendant des années, je vais écumer les alentours, établissements scolaires et militaires des Ardennes, collèges plus ou moins aisés des centres-villes, lycées techniques ou agricoles en périphérie, casernes, structures de réinsertion professionnelle, parce que faire le portrait des gamins de la région était, me semblait-il, la meilleure façon de matérialiser une ombre ; je ne comprenais pas encore que l’ombre était l’inverse de l’image et que revenir avec quelques regards, une moue parfois, une moue d’Ardennais, ne suffisait pas. Alors, pourquoi pas l’Europe, me disais-je, peut-être même l’Afrique, peut-être y-aurait-il d’autres réponses, des réponses à soutirer aux jeunes expatriés français, comme par exemple : pourquoi se trouvaient-ils là, loin de chez eux, loin du pays qu’il était décidément de bon ton de fuir…
Pour les interroger, je longe d’abord la Meuse, à pied, et dors dans ses forêts l’hiver, jusqu’à Charleroi, Belgique. La Meuse est sinueuse, sauvage, ses eaux épaisses dégueulent sur les bords à l’automne, c’est la Garonne du Nord. La première fois que je la rencontre, il pleut trois jours durant. Je bénis les petits carrés de pétrole qui me permettent d’allumer des souches de bouleau à moitié décomposées dans la nuit. Dormir ? Impossible ou très peu, le feu ne dure pas ; entre les troncs éclairés de la sorte, la brume expire tous les esprits d’une forêt dérangée, l’humus qui fume envahit jusqu’à l’intérieur de ma tente. Dans le noir craquent les écorces, les gouttes d’eau font des champignons de bruit sur les feuilles. Je guette un sommeil qui ne m’appartient pas, rien ne me réchauffe, les heures sont à l’assaut des braises et toujours l’ombre finit par l’emporter. Pour me dégourdir, réchauffer un peu la mécanique, je pars de temps à autre, lampe torche à l’appui, surveiller le fleuve qui n’est jamais loin du campement ; je l’observe s’enrouler sur lui-même, s’étirer dans l’inconnu, créer des volutes à l’envers des plafonds de nuit. Ici pas de raies mantas, ni de baleines à bosses, juste des fonderies fermées, des bars-PMU ouverts ; il faut marcher parce qu’il n’y a que ça à faire, marcher d’une rive l’autre en attendant le soir. De Charleroi, je pousse jusqu’aux canaux de Bruxelles, passe en Flandres et contemple le ciel gris d’Ostende ; ici Rimbaud et Verlaine ont vu la mer pour la première fois ; de l’autre côté, on devine Londres.
Récit de Yann Datessen à découvrir dans Bouts du monde 52
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