La rumeur de la ville
EXTRAIT :
« Mon sexe ». La plainte s’échappa du marché d’Akébé-Plaine et monta doucement vers les nuages gris qui encombraient le ciel. Une voix rauque, étouffée, qui semblait encore à demi coincée dans un goitre. L’homme devait être gras. Le son s’était échappé de sa bouche presque par inadvertance, comme une question qu’on se pose à soi-même sans savoir si on l’a vraiment prononcée. « Mon sexe ! » Cette fois, ce fut un véritable hurlement. Le cri sortit avec force et fracas, démultiplié par la caisse de résonance d’une énorme panse. L’homme devait être particulièrement gros.
La foule se retourna d’un seul mouvement ; vus du ciel, les crânes rasés de frais et les volumineux amas de tresses formèrent une rosace centrée sur le hurleur. Quelques mètres derrière lui. Il réalisa qu’il s’agissait de la personne qu’il venait de heurter par mégarde. Sa première erreur. Il comprit aussitôt. Il avait déjà assisté à ce genre de scène dans son pays. Cela commençait toujours par ce genre de cri, sur ce genre de marché, dans ce genre de cité où venaient se brasser les populations fraîchement sorties de la brousse.
La rumeur enflait sous les toitures de tôles, s’échappait des murs de bois et de parpaings crus, se propageait à travers les rues, immédiatement diffusée par les radios-trottoirs. Les voleurs de sexe étaient revenus. La nouvelle, reprise par les journaux et les chaînes de télévision, se répandait dans les capitales de la côte ouest, se taillait un chemin au travers des épaisses forêts tropicales, allant parfois jusqu’à se perdre vers la savane et les hauts plateaux de l’Est. Une vague de panique contaminait la région en quelques mois et bientôt, les hommes ne sortaient plus qu’en jetant des regards suspicieux autour d’eux, les mains enfoncées dans leurs poches ou plaquées sur leur braguette, pour vérifier à tout moment que leur sexe était encore en place.
Le récit était toujours le même : la victime ressentait une légère décharge électrique à l’entrejambe, une impression de chaleur puis la sensation que ses organes génitaux se rétractaient dans son abdomen. Le concerné hurlait à tous les diables qu’on lui avait volé son précieux kanda, puis désemparé, mon-trait du doigt le dernier inconnu avec qui il pensait avoir eu un contact physique. La foule saisie de peur et de compassion s’abattait comme un seul homme sur celui que la malchance avait ainsi désigné. « On a volé mon sexe ! » Le cri retentit de nouveau, il se retourna doucement mais avec un temps de retard. Sa deuxième erreur.
Carnet de voyage de Vincent Robin-Gazsity à découvrir dans Numéro 35
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