La vagabond patagon
J’ai rêvé de ce voyage, je l’ai préparé. Et voilà que j’écris dans ce carnet, assis à la table d’une cuisine vide. J’habite seul pour un ou deux jours dans cet appartement derrière les loges du théâtre tout au fond d’un désert où la poussière vole et les guanacos regardent passer les bus. Et je pourrai dire plus tard en vous montrant ces pages « Oui, je suis parti jouer du théâtre en Patagonie ! » sans même y croire moi-même.
J’ai maintenant congé quelques jours. J’en profite pour lire Michel Tournier : « Le poète l’avait dit : l’eau qui stagne immobile et sans vie devient saumâtre et boueuse. Au contraire, l’eau vive et chantante reste pure et limpide. Ainsi, l’âme de l’homme sédentaire est un vase où fermentent des griefs indéfiniment remâchés. De celle du voyageur jaillissent en flots purs des idées neuves et des actions imprévues ».
Il ne faut pas grand chose pour sortir de la ville. Il suffit de suivre une rue au hasard. L’élire importe peu : comme la ville est en damier, tracé de lignes droites, vous finirez bien par toucher, au bout de n’importe laquelle d’entre elles, le désert. L’horizon, la poussière, le néant. Rien du tout. Sur lequel tout est construit. Les dernières maisons sont neuves. Et par leurs fenêtres, apparaît ce néant. Le nouveau. La lumière. Ce qu’il nous reste à découvrir.
Toutes les rues sentent le lilas. Les arbres sont en fleurs, et nous sommes en octobre. On entend de loin crier le camion du marchand de poisson. Quelques autos trafiquent, brillants pick-up étasuniens ou vieilles guimbardes européennes. Et des cyclistes entassés : ici, toute la famille sur le même vélo. Le père conduit, droit et fier à la fois, sa petite femme est recroquevillée sur le guidon, et les enfants juste derrière : un tout petit est attaché assis, une plus grande tient, debout, les épaules de son père. Il y a des chiens libres partout, écrasés de soleil, silencieux, prêts à tout.
Tout à coup, la sirène des pompiers s’exerce derrière les maisons et brise le silence. Puis le désert revient. Un camion poubelle passe, énorme carcasse fumeuse, dans la dernière rue avant la poussière. Tous les chiens ici sont libres. Je voudrais être un chien. Toutes les fourmis sont fortes. Je voudrais être une fourmi. Tous les lilas sont géants. Je veux être un lilas. Et le soleil donne froid.
© Carnet de voyage de Stéphane Georis à lire dans Bouts du monde n°26
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