Carnet de voyage - France

L’apprentissage de la marche

Il est possible de marcher trois mois sous la pluie avec un nourrisson de trois mois et de conserver un moral à toute épreuve. Romain et Justine Brès ont traversé la fameuse diagonale du vide, entre Sedan et Saint-Jean-Pied-de-Port. En comptant, en chemin, sur l’hospitalité des Français.

– EXTRAIT –

Un bébé de trois mois. A priori, cela n’invite pas à l’itinérance. Déjà, la maman doit récupérer de son accouchement. Et puis, instinctivement, c’est dans un joli petit berceau déposé au sein d’un chaleureux foyer que l’on imagine deux jeunes « primo parents » dorloter cette fragile vie et aborder leur nouveau rôle, plutôt qu’en partant s’exposer aux éléments sur les sentes.

Mais le propre de l’homme, c’est de danser sur le fil de l’existence que lui tissent les Moires et dont il ignore tout de la trame. En décembre 2023, un coup du sort met brutalement en question nos vies parisiennes établies, faisant chavirer notre routine citadine toute ronronnante. Nous plongeons encore un peu plus dans l’inconnu quand, dans la foulée, Homère, notre fils, vient au monde. Justine et moi décidons alors de laisser la pesanteur jouer à fond sa partition et tentons le grand saut : traverser la France à pied, avec notre nourrisson. Partir de Sedan pour rallier Saint-Jean-Pied-de-Port à travers ce que certains géographes ont appelé la « diagonale du vide ». Le tout en ne reposant que sur l’hospitalité que nos compatriotes voudront bien nous accorder.

Il nous faudra quatre mois, du 1er avril au 1er août 2024 pour parcourir les 1 550 kilomètres qui séparent les deux cités. Nous aurons traversé une vingtaine de départements, rencontré une centaine de familles qui auront ouvert leur porte et leur cœur à la nôtre. Ainsi, à l’arrivée dans le Pays basque, Homère, alors âgé de 7 mois, aura vécu plus de temps en nomade qu’en sédentaire. Il nous aura entraînés dans un voyage dont le caractère initiatique s’est révélé tout progressivement, chemin faisant.

Car les premières semaines passées à avancer sous des cataractes d’eau à travers les layons chargés de boue des Ardennes, de l’Aube et de la Côte-d’Or ont tout d’une épreuve. Justine et moi devons tout (ré)apprendre, ou presque. S’il aime l’imprévu et le convoite, le randonneur au long cours est un être pétri d’habitudes. La composition de son sac et surtout son ordonnancement sont invariables. Pour les repas et le dressage du bivouac, les mêmes gestes se répètent, identiques sinon automatiques dans une optique de gain de temps : sortir la bouteille de gaz, y visser le réchaud, remplir la popote des 500 ml d’eau nécessaires à la cuisson des doses de semoule instantanée, lancer l’ébullition, etc.

Depuis quatre ans que nous randonnons, Justine et moi cherchons les déserts, les steppes, les forêts. Fuyant une vie saturée de données, alourdie en notifications dont les flux sont trop rapides pour nos cerveaux lents, nous cherchons la solitude, l’horizon infini, le calme d’une nature où l’homme ne pénètre que par à-coups. Alors que nous évitions nos semblables dans nos précédentes itinérances, en cherchant à progresser en toute autonomie, synonyme de liberté, voilà que notre petit garçon Homère inverse tous ces paradigmes. (…)

Sur la diagonale prétendue vide, Homère a dormi chez des étudiants, des notables, des médecins, des agriculteurs, des familles nombreuses, des personnes âgées. À chaque fois, l’amour a dominé les débats. Qu’est-ce qui a poussé cette myriade de personnes si différentes à accueillir trois vagabonds ? La précarité de notre situation, la vulnérabilité d’un chérubin, peut-être. La bonté humaine, sûrement.

Nous traversons la France sous la pluie, une pluie qui ne nous quittera qu’une fois la Corrèze atteinte, à la fin du mois de juin, presque trois mois après notre départ. Dans ces conditions, nous choisissons de tendre la main, de toquer aux portes des Français en quête d’un abri, sinon d’un asile. Et, à notre plus grande surprise, chaque soir, une porte s’ouvre, un sourire est esquissé, une nappe et des draps sont dépliés pour Homère.

Ce voyage à travers la France devient un chemin d’amour. Osons les grands mots. Sur la diagonale prétendue vide, Homère a dormi chez des étudiants, des notables, des médecins, des agriculteurs, des familles nombreuses, des personnes âgées. À chaque fois, l’amour a dominé les débats. Qu’est-ce qui a poussé cette myriade de personnes si différentes à accueillir trois vagabonds ? La précarité de notre situation, la vulnérabilité d’un chérubin, peut-être. La bonté humaine, sûrement. Nous ne cessons, au fil des jours, d’être émus par l’attention et l’amour dont notre petite famille est l’objet.

Alors que notre passage dans la vie de ces personnes n’excèdera jamais l’épaisseur d’une nuit, ces dernières nous font entrer dans leur intimité et nous vêtent d’un manteau d’affection. Jeunes parents, nous recevons une leçon de tendresse que nous appliquerons en premier lieu à notre petit Homère. Il traverse des terroirs à la démographie vacillante, où les écoles sont sur le point de fermer, quand elles ne le sont pas déjà depuis plusieurs années. Notre bébé est parfois accueilli chez des personnes seules qui lui témoignent, à lui et ses parents, d’une hospitalité débonnaire, généreuse et gracieuse. Nous aimons croire que le passage éclair d’une vie balbutiante, qui n’en est qu’à son aube, aura apporté, dans une diagonale présumée vidée, un peu de joie à nos hôtes qui ne nous ont jamais demandé quoique ce soit en retour de l’aide précieuse qu’ils ont prodiguée à notre famille.

Carnet de voyage de Justine et Romain Brès à découvrir dans le Numéro 62

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