Le dernier voyage de Théodore Monod
– EXTRAIT –
Toute la journée, nous avons poursuivi notre exploration sur ce plateau désolé limitrophe du Rub al-Khali, le plus grand désert de sable du monde, à deux pas de l’Arabie saoudite. Obstinés, nous poursuivons nos recherches de boswellias – ces fameux encensiers endémiques – qui s’avéreront vaines, la région étant très désertique, aride et presque sans relief.
(…)
Trois heures du matin. On quitte le camp grâce à Théodore qui s’est levé d’abord à minuit pensant qu’il était quatre heures puis à deux heures, pensant qu’il en était cinq.
Nous sommes donc partis sous les étoiles… Cela te convenait et te paraissait normal. Alors, on a roulé dans le sable, virages, changements brutaux de vitesses, dérapages, bien que nos pneus aient été partiellement dégonflés, un principe de chauffeur bédouin. Fallait-il que l’on soit ainsi réveillés ? Pour être autant malmenés ?
Après le lever du soleil, vers 5 heures, après des milliards de grains de sable foulés sous nos roues, nous décidons de nous arrêter dans une série de dunes que je connais bien, même si elles changent continuellement d’aspect. Elles évoquent de grandes vagues presque immuables dont la hauteur peut atteindre plus de soixante mètres. Je sais que bientôt nous retrouverons l’asphalte, les sacs en plastique accrochés aux acacias, les flaques de vidanges au bord des routes, les Bédouins hirsutes armés jusqu’à la joue (de qat), les postes de contrôle où il faudra parlementer et exhiber notre tras’rir (le fameux sésame passe-partout). « Taman, Franzoi Mitterân, Jak Chir’ak, tamam ». Bref, la civilisation des hommes va nous brusquer bien vite. Ce sera grâce et de solitude partagées.
Pendant que l’équipe se dégourdit les « pattes » et prépare peut-être un thé, et que les cinéastes vont s’amuser à tirer à la kalash ou au pistolet, manie fréquente des chauffeurs et des Bédouins en plein désert, je propose à mon Théo « tout azimut » de partir marcher dans les dunes, dans son pays, celui du désert, du Sahara (le terme sahara signifie désert en arabe), même si celui-ci est « hors de son diocèse ». Je sais qu’il en vit, qu’il l’aime plus que tout, même si celui-ci ne ressemble pas tout à fait à « son désert mauritanien » et que, il y a peu, il est descendu pour la dernière fois de son dromadaire. Alors, nous partons à pas lents sur ce sable soyeux, sous la lumière encore dorée et rasante de l’aurore. Une petite brise apparaît, des insectes font entendre leurs battements d’ailes. On distingue ici et là des traces de pattes de reptiles, d’insectes ou de petits mammifères. J’y ai vu une fois un fennec, Vulpes zerda, et dans ce secteur des varans, un Varanus griseus, de belle taille. Spontanément et en bon récolteurs illuminés et matinaux, nous récoltons des graminées. Curieuse idée, il faut bien s’occuper un peu. Ces céréales sauvages ressemblent aux « cheveux d’anges » du mont Atlas, si frêles et si résistantes à la fois, que j’ai bien connues dans mon enfance marocaine. Il n’y a donc pas de hasard que je sois en compagnie du méhariste Théodore Monod. Il y a même des plantes vertes, cela signifie qu’il a plu récemment. Dans ce désert, on peut croiser des Bédouins qui font butiner leurs abeilles. De nos jours, d’étonnants apiculteurs enturbannés transportent les ruches qui sont de longs fûts de terre cuite très rustiques dans d’imposants camions Mercedes. Quelle reconversion !
Je sens et je sais que Théodore aurait pu s’endormir doucement ici et à jamais. Il n’en était qu’à un souffle… face à « l’autre rive. » En quelques minutes, comme à la fin d’un film : It is The end, simplement, naturellement
Carnet de voyage de José-Marie Bel à découvrir dans Numéro 39
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