Le désert & l’amer
– EXTRAIT –
Flashlight. C’est la chanson funky qui résonne dans le taxi que je partage avec Richard, professeur d’anglais britannique à la veille de ses 70 ans. Mon compagnon de route fortuit pratique un drôle de rite lorsqu’il traverse une frontière : jouer un morceau hardbeat. Je n’ai pas de Prodigy sur mon application d’écoute musicale mais un tempo seventies de derrière les fagots. Il s’en accommode et nous remuons alors des épaules au milieu d’un plateau enneigé perché à environ 3 300 mètres d’altitude. Nous sommes le jeudi 26 avril 2018 au col de Torougart, entre le Kirghizistan et la Chine. Nous attendons le retour de nos passeports devant le premier poste-frontière kirghize. Je ne savais alors pas que les flashlights allaient rythmer mon séjour en Chine d’une manière beaucoup moins enthousiasmante. Que fais-je là ? J’arrive en train, en bus et en taxi depuis Paris via l’Europe de l’Est, la Turquie, le Caucase et l’Asie centrale. Je viens de vivre deux semaines mirobolantes au Kirghizistan, à randonner à pied et à cheval en toute liberté, à m’émerveiller devant la diversité des faciès rencontrés, à compter les sommets de 5 000 mètres en m’endormant malgré la pléthore de moutons.
C’est donc avec Richard que je franchis ma onzième frontière (en comptant celles intra-espace Schengen). Nous récupérons nos passeports et nous dirigeons vers le second poste kirghize, celui qui délivrera nos tampons de sortie du petit pays montagnard. Notre voiture nous conduit à travers le paysage dont je rêvais depuis des mois : le massif des Tian Shan, les monts Célestes. Les plateaux se déroulent à perte de vue jusqu’à se cogner à des massifs tout aussi mythiques : le Karakorum au fond à gauche et le Pamir au fond à droite. Quelques yaks, chameaux laineux et beaucoup de marmottes suicidaires rythment mes divagations onirico-géographiques. D’après les annales chinoises, c’est dans ce massif que vivaient, il y a deux mille ans, des chevaux célestes, suant accessoirement du sang, et qui auraient motivé les fils du ciel à commercer avec leurs voisins éleveurs, initiant les grandes routes reliant la Chine à l’Europe. Je me sens à l’épicentre de l’Histoire et examine consciencieusement chaque rocher, chaque sommet, chaque parcelle de ce territoire n’existant que pour regarder passer les voyageurs et les marchands.
L’arrivée au premier poste-frontière chinois me secoue. Nous sommes à la veille du 1er mai 2018. Il fallait se dépêcher d’entrer en République populaire avant que les Chinois ne ferment les postes de contrôle en vertu de la fête du Travail. C’est bien simple, ils règnent sur la porosité de cette borne géographique : les Kirghizes doivent s’adapter aux congés de leurs confrères. Sans surprise, nous nous heurtons à la grille fermée du premier poste chinois. La pause-déjeuner n’est pas terminée. Nous étions prévenus. Notre chauffeur kirghize nous laisse ici. Nous déballons le pique-nique en attendant l’ouverture du sino-Sésame. Il fait assez froid à cette altitude en cette fin d’avril. L’arrivée de deux militaires chinois en pleine sortie touristique (l’autochtone adore inspecter l’extrémité de son empire) nous divertit. Le portail finit par s’ouvrir et nous aspire dans un nouveau monde. Celui de la Chine, et plus précisément de la région autonome du Xinjiang, comme me l’indiquent les nombreux panneaux de signalisation.
Carnet de voyage de Solveig Placier à découvrir dans Numéro 39
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