Le pouce vers l’est
EXTRAIT :
Je n’ai jamais été ce qu’on appelle un as de la géographie. Lorsqu’à l’adolescence, ma première petite copine m’a annoncé qu’elle partait en vacances à Lille, je me rappelle être revenu le soir à la maison en demandant à ma mère si l’on pouvait nous aussi aller passer notre été en Bretagne. C’est à peu près à la même période que j’ai appris, ou plutôt compris, que ma grand-mère était originaire de Slovaquie. J’imaginais un lointain pays de l’Est, c’est en tout cas ce que son accent pouvait attester, mais ses origines restaient bien floues et cela m’intéressait à vrai dire assez peu. Je l’ai pourtant bien connue, cette « mémère Anna » comme elle aimait à se faire appeler, puisqu’elle est morte quand j’avais presque trente ans et qu’elle habitait à quelques coups de pédales de chez mes parents. Nous étions proches l’un de l’autre. Pendant toutes ces années, je lui ai posé peu de questions, sur elle, sur son pays. Et à chaque fois, de toute façon, elle restait évasive sur son enfance et adolescence. Oublier son pays d’origine pour mieux s’intégrer à sa terre adoptive…
Ah bon, mais c’est incroyable cette histoire. Vous seriez nés grâce à l’assassinat d’un contrebandier slovaque à la frontière polonaise ?
Bien des années plus tard, et après avoir sérieusement approfondi mes connaissances en géographie, sur le terrain, un peu partout sur le globe, ces souvenirs de la mémère me reviennent, à la faveur de la question des migrations qui revient assez fort dans l’actualité : le pays où on peut vivre, où on a le droit de vivre, est au cœur des débats. Pourquoi ma grand-mère a quitté son pays en 1936, alors qu’elle n’avait que dix-huit ans ? Jamais je n’ai réussi à extorquer la moindre information à mon père, qui fait régner une véritable omerta sur les origines de sa mère. Je me décide à appeler son frère aîné, mon seul oncle du côté paternel, qui vit dans le Sud de la France ; j’ai des zones d’ombre à éclaircir concernant cette mémère Anna, un besoin de savoir.
« Tu sais, à l’époque, dans les campagnes d’Europe de l’Est, la vie était rude.
– Oui, mais en France aussi, la vie rurale était dure dans les années 30, non ?»
Blanc. Il sent que je ne vais pas le lâcher comme ça.
« On parle aussi d’un petit ami contrebandier qui effectuait un trafic régulier avec la Pologne, qui n’est située qu’à quelques kilomètres de son village natal. Un jour, il se serait fait tuer dans une rixe qui a mal tourné, ce qui aurait provoqué le départ de ta grand-mère.
– Ah bon, mais c’est incroyable cette histoire. Vous seriez nés grâce à l’assassinat d’un contrebandier slovaque à la frontière polonaise ?
– Bon, cette histoire, personne n’en est bien certain, en fait… Mais nous avons une branche éloignée de la famille qui vit en Slovaquie, il faudrait voir de ce côté-là. Eux pourraient savoir des choses. Ah oui, il faut que je te dise aussi : on a toujours raconté qu’elle a fait le voyage à pied. »
Des réponses en Slovaquie… A pied… Il n’en faut pas moins pour aiguiser ma curiosité de petit-fils voyageur. Je décide que je vais faire à mon tour le trajet, en sens inverse, de la France vers la Slovaquie. De Nantes ma ville vers Osadné son village natal. 2047 km que j’effectuerai moi aussi à pied. Qu’est-ce que je vais trouver là-bas ? Peut-être rien ?
Carnet de voyage de Matthieu Haag à découvrir dans Numéro 48
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