L’égout et les couleurs
EXTRAIT :
« Mais qu’est-ce que vous prenez en photo ? », me demanda en rigolant une dame âgée, qui avait sans doute habité toute sa vie dans le quartier. « Euh… la plaque d’égout, elle est jolie », répondis-je avec une hésitation. Son regard devint songeur. « C’est vrai qu’elle est jolie », ajouta-t-elle, avant de sortir de son sac un smartphone dernier cri et de prendre, elle aussi, en photo la plaque d’égout qui ornait le trottoir.
La scène se déroule en août 2010, à Shizuoka. La plaque d’égout commémore les 400 ans de l’installation du shōgunTokugawa Ieyasu dans la ville, en 1607 : la plaque représente le shōgundevant le mont Fuji, le tout en couleur. Évidemment, sur le coup, je n’ose pas rajouter que cela fait bien cinq ou six ans que je photographie les plaques d’égout de chaque ville japonaise que je visite. C’est vrai qu’au début, ce goût pour les plaques d’égout a eu tendance à surprendre, les Japonais plus que les étrangers d’ailleurs. Les étrangers qui visitent le Japon, dont je suis, se baladent généralement avec un appareil photo greffé dans la main, s’arrêtant seulement en fin de journée, lorsque la batterie présente des signes de défaillance. Dans leur environnement quotidien, les Japonais sont moins enclins à photographier des détails qui leur semblent familiers et naturels.
Ce qui me fascine est le soin qu’apportent les Japonais à ajouter une petite dose de raffinement dans les objets apparemment les plus banals
Ainsi, en tant qu’étrangère au Japon, je ne manque pas d’être surprise et émerveillée à la moindre occasion, et de saisir ces petits détails anodins, pourtant si différents de mon quotidien en France. Les sujets de photographies sont presque infinis, tant le dépaysement est grand par rapport à la France. Bien entendu, j’ai immortalisé la plupart des lieux emblématiques que l’on visite lors d’un séjour touristique au Japon. Mais plus encore, ce qui me fascine est le soin qu’apportent les Japonais à ajouter une petite dose de raffinement dans les objets apparemment les plus banals. Cela me conduit à prendre une quantité astronomique de photographies, dans toutes les circonstances : la disposition des ingrédients dans un bol de udons, une lanterne éclairant la façade d’une maison de bois, un mini Jizōdans un temple méconnu, un parasol rouge au milieu d’un jardin d’érables… ou bien encore les plaques d’égout. Ce qui pourrait être une simple plaque de fonte à vocation utilitaire et sécuritaire se transforme au Japon en œuvre d’art.
Carnet de voyage de Cécile Michoudet à découvrir dans Bouts du monde 45
Chaque trimestre, recevez dans votre boîte aux lettres de nouveaux carnets de voyages, dans le dernier numéro de la revue Bouts du Monde