Les dix doigts dans les prises
– EXTRAIT Carnet de voyage Himalaya –
Initiations. Premières fois. Premiers apprivoisements. Premières frayeurs. Premières grandes joies. Avec le recul, je finirais presque par trouver ces mémoires douces et toujours belles. Ce qui est factuellement inexact. De plus, les récits d’altitude sont toujours bien meilleurs avec une part de dramaturgie mêlant la possibilité de l’onglée à la présence du sublime. Plus donc que mon premier baiser, je me souviens de mon baptême au mal des rimayes, cette espèce de vertige à l’envers qui tort l’esprit et le corps sous l’ombre des parois encore à gravir. Mon déniaisement, sur ce chapitre, fut assez stylé, en traversée sous la base de la face nord de l’Eiger, en plein hiver, pour accompagner un homme qui allait se lancer dans un très lent voyage de plusieurs jours, en solitaire au cœur de l’ogre.
C’est au cours de cette nuit que j’ai aussi commencé à comprendre ce que signifie la dimension réelle des grandes faces. Et l’invraisemblable fragilité d’un être humain venu s’y cogner.
Six heures du mat, des températures loin sous zéro dans la pâleur bleu nuit de mondes absolument sidérants : en miroir aux 1 300 mètres de muraille avalant les cieux, les lumières de chalets de Grindelwald me paraissaient plus humaines que la beauté froide des dernières étoiles. C’est au cours de cette nuit que j’ai aussi commencé à comprendre ce que signifie la dimension réelle des grandes faces. Et l’invraisemblable fragilité d’un être humain venu s’y cogner. Je me souviens de ma première engueulade un peu sérieuse en montagne. C’était dans une goulotte du Tacul. En voulant (trop) bien faire, j’avais vissé une broche à glace jusqu’au granit. Ses fines dents de titane ruinées, elle ne nous servait plus à rien. Nous étions un peu courts en matériel, la tempête était vraiment là : non seulement je venais de merder là où il ne fallait pas merder (en montagne, il n’est pas bon de perdre quoi que ce soit, une corde, ses gants, son calme, son guide…), mais surtout… ben : une broche, ça coûte cher.
Je me souviens de mon premier fiasco amoureux en altitude. Tout s’est joué en un quart de seconde (un regard en forme de licenciement définitif mêlant incompréhension, colère et angoisse…), lorsqu’après plusieurs heures de retraite sous le vent et des nuages qui nous givraient littéralement sur le fil une trop longue arête, je n’ai pu offrir comme réconfort à la jeune femme à qui j’avais promis imprudemment la lune, rien d’autre qu’une barre de céréales parfaitement congelée par le froid.Je me souviens aussi, comme de ma première avalanche, de l’instant ou un joli bloc de granit de la taille d’une Twingo s’est envolé avec moi dans l’espace (pas vice versa…), quelque part sous l’arête du Moine. Et que j’ai entendu différemmentle son long du tonnerre des pierres explosant loin sous notre cordée.
Je me souviens de la première fois où je me suis dit, en revenant d’une paroi de gel où tout était passé pour nous à deux doigts de la fin pure et simple, que j’étais allé trop loin et qu’il allait falloir arrêter ça. Mais aussi de situations plutôt coton (tempêtes, froid ou difficultés, peu importe…) ou je me suis senti à ma placeau cœur de ces merdiers pas si innocents où aiment se fourvoyer à répétition les grimpeurs. De mon premier bivouac sur portaledge, ces îles horizontales minuscules et tellement confortables qui accompagnent les nuits passées dans certains grands itinéraires vraiment verticaux autant que de la première fois où j’ai dormi au Nirvana des alpinistes (ou en plein dans la fameuse zone de mort, c’est selon…) au-dessus de la fameusealtitude de 8 000 mètres.
Récit de voyage Himalaya de Jean-Marc Porte à découvrir dans Numéro 50
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