Les harmonies invisibles
– EXTRAIT –
Détroit de Lancaster, passage du nord-ouest. Printemps, 2019. La banquise craque, se fissure et forme des congères de plusieurs centaines de mètres de long. C’est le printemps, elle murmure sa musique à l’oreille de ceux qui savent l’entendre. Elle fond goutte à goutte, ciselant les hummocks et laissant entrevoir des rides de pressions plus ou moins larges et étendues. Elle n’est jamais la même. Malheur à celui qui ne connaît pas ses pièges et ses dangers. Moses, notre guide, sait communiquer avec elle. Cet Inuk d’une soixantaine d’années a hérité ce savoir de ses aînés. C’est pourquoi, il n’hésite pas à contourner les obstacles, à revenir sur ses pas, à jauger l’épaisseur de la glace avec son pied. Il sait que la banquise est vivante.
Moses observe les blocs de glace qui dérivent à la surface de l’océan glacial. Sans cesse, au gré des vents, le puzzle de la calotte polaire se recompose. Des oiseaux migrateurs passent à l’horizon. Ils effleurent avec le bout de leurs ailes la surface de l’eau. Puis, de temps à autre, quelques volatiles se posent sur des blocs de glace pour prendre un nouvel envol.
Mais, dans ce ballet aquatique quelque chose détonne. Parmi les bruits de respiration des baleines, on entend une tonalité différente, une tonalité plus aiguë. Un son étrange qui attire particulièrement l’attention. On dirait un cri.
Depuis le rivage du floe edge, avec mon frère et mon père, nous apprenons à observer les couleurs changeantes de l’Arctique. Moses est notre initiateur. Moment suspendu. Je me prépare à filmer Moses. Harpon à la main et fusil en bandoulière, il est installé sur un petit promontoire de glace. Il est à l’affût. Immobile, l’Inuk se tient dans une posture de chasse qui rappelle celle de Nanouk dans le film de Flaherty. Il attend patiemment le passage des belugas et des narvals. Le chasseur retient sa respiration car il sait que les animaux sont sensibles au moindre bruit. Les Inuits disent que les narvals peuvent entendre les battements d’un cœur à plusieurs centaines de mètres.
Les morsures du froid commencent à endolorir les extrémités de mes membres. J’éteins la caméra pour économiser la batterie. Il neige. L’attente semble interminable. L’affût est un art. Les narvals sont des animaux rares, presque inaccessibles. Ils sont chassés. Les Inuits savent que nous pouvons passer des heures, des jours ou des nuits sans apercevoir l’animal. Il faut s’armer de patience. L’espoir n’est pas toujours récompensé par une apparition. Soudain, nous entendons survenir des souffles puissants comme des ponctuations d’abord espacées et lointaines puis de plus en plus rapprochées. Ce sont des belugas qui viennent côtoyer le rivage pour venir manger du krill. Les baleines ondulent, respirent en crachant bruyamment leur souffle vital. À quelques mètres de nous, l’une d’elle glisse sous la banquise.
Mais, dans ce ballet aquatique quelque chose détonne. Parmi les bruits de respiration des baleines, on entend une tonalité différente, une tonalité plus aiguë. Un son étrange qui attire particulièrement l’attention. On dirait un cri. Tandis que Laurent court chercher son matériel de plongée, j’attrape ma caméra le plus discrètement possible et m’approche de Moses. Je suis troublé. Moment d’hésitation. Je lui murmure quelques mots en anglais : « Qu’est-ce que c’est ? On dirait un cri ? ».
Carnet de voyage de Vincent Marie à découvrir dans Bouts du monde 52
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