Les hivernants des terres australes
– EXTRAIT –
Hôpital de la base Alfred-Faure, un jour de fin d’été
Hiverner dans les Terres australes et antarctiques françaises, mais qu’est-ce qui m’a pris ? Faire sciemment le choix de s’exiler pendant douze mois sur un îlot perdu, lessivé par le vent et l’ennui. De son plein gré embrasser un quotidien étriqué dont le banalement humain aurait lassé Maupassant, avec comme toile de fond des dizaines de milliers de manchots et les quarantièmes rugissants. Certains jours, lorsque le moral est bas, la question revient.
Quand les médias se rappellent ce bout de monde qui brandit le pavillon tricolore, c’est pour en vanter la plus grande réserve naturelle de France, la faune exotique en danger d’extinction, et les prouesses du ravitailleur de l’océan austral qu’est le Marion-Dufresne. Les photos sont superbes, d’une émotion convenue : soleil couchant sur les colonies de manchots royaux, parade nuptiale des grands albatros à contre-jour, orques en chasse dans les flots de l’océan austral. Crozet ne serait que cela, un zoo à ciel ouvert. Souvent, on oublie d’évoquer ces hommes et ces femmes qui viennent vivre la parenthèse d’un hivernage, et lorsqu’ils sont évoqués, on les présente comme des héros sublimés par la beauté sauvage des lieux et le courage de leur sacrifice.
Les héros polaires… Eux vous diraient peut-être les zéros en polaire?
Que diraient-ils d’ailleurs? Cécile, Timothée, Philippe et Nicol sont sur l’île de la Possession avec moi. Ils sont mes colocataires éphémères, chacun avec son vécu, chacun avec ses raisons, des gens ordinaires parachutés sur l’un des trois districts subantarctiques, l’archipel de Crozet, à 2 860 km de la Réunion, à 11 643 km de la métropole. C’est un autre Territoire d’Outre-Mer, sans les palmiers et boudé par le soleil, grand oublié des cours de géographie des petites têtes blondes.
Dans la lumière grise tamisée, tout est souple et délicat. Rien n’est moins vrai. C’est de la poudre aux yeux que le Caillou nous jette. Crozet est fascinante, une beauté dangereuse qui met les Hommes à ses pieds en s’assurant qu’on perdra sueur et sang à tenter de la conquérir.Une vraie garce, une grande dame, un modèle féminin peut-être ?
Cabane de Pointe Basse, 16 avril
Ce matin, le site de Jardin Japonaisjoue les timides et s’enroule dans ses rubans de brume ouatée. Les falaises vertigineuses du cap Vertical s’estompent dans des nuages bas, inoffensives. Une fois n’est pas coutume, le vent la met en sourdine et l’on n’entend que le murmure des vagues au loin et les jacasseries aboyantes des otaries. L’instant est suspendu, mes deux compères sont hors de vue et je ferme les yeux pour respirer le calme et la sérénité qui ne sont pas la bande-son habituelle de l’île. Les touradons moussus deviennent de moelleux coussins qui flattent ma paresse, les flaques d’eau immobiles sont des miroirs aux fantômes. Dans la lumière grise tamisée, tout est souple et délicat. Rien n’est moins vrai. C’est de la poudre aux yeux que le Caillou nous jette. Crozet est fascinante, une beauté dangereuse qui met les Hommes à ses pieds en s’assurant qu’on perdra sueur et sang à tenter de la conquérir.Une vraie garce, une grande dame, un modèle féminin peut-être ?
Whouah, je me mets à parler de l’île comme d’une femme, le séjour commence à m’attaquer les neurones… C’est peut-être l’effet de la vie sur base ? Promiscuité, routine abrutissante faite d’horaires fixes, de corvées planifiées et des mêmes tronches éternellement plantées devant moi à table, au bar, au cinéma. Mes co-hivernants, je les aime, je les déteste, je joue la partition qui va de la haine à l’amour dix fois par jour.
Carnet de voyage d’Anaïs Pélier à découvrir dans Bouts du monde 51. Avec des dessins de Wenceslas Marie-Sainte.
Chaque trimestre, recevez dans votre boîte aux lettres de nouveaux carnets de voyages, dans le dernier numéro de la revue Bouts du Monde