L’esthétique de la bécane
– EXTRAIT –
Pourquoi avions-nous pris la route ? Nous étions de gentils garçons, et bien élevés avec cela. Nous avions fait du latin, pris des leçons de piano. Rien ne nous prédisposait à enfourcher des motocyclettes, la main droite sur la poignée des gaz. Certes, on avait entendu dans notre enfance qu’il fallait « empoigner son destin ». Quand on est sensible à ce genre d’injonction, il n’y a pas trente-six choix : on saisit soit une charrue, soit un fusil de soldat. Nous, nous pensâmes au guidon des motocyclettes.
Et très vite, nous comprîmes que rien ne valait de se tenir assis sur la selle, pendant des heures, bras tendus, regard fixe, torse droit, immobiles, lavés par les rafales. En avant, calmes et fous.
Nous décampâmes. Nous partîmes vers les horizons, avec une fièvre dont nous pensions que l’accumulation de kilomètres serait l’antidote alors qu’elle s’en révéla l’excitant. Mais le mouvement apaisait quand même quelque chose. Il atténuait notre mélancolie de n’avoir rien fait de nos vies, d’être nés trop tard et d’avoir tout raté. Nous n’étions pas des lansquenets, nous avions manqué l’embarquement sur les galions pirates, nous ne rejoindrions jamais la forêt de Sherwood. Que restait-il ? Les mobs, mon pote.
Il y avait dans le voyage à moto une réminiscence des vieilles chevauchées que la modernité et ses lois cadastrales avaient interdites. Nous trouvions à peu de frais, assis sur la selle d’une bécane, un écho lointain de ces ruées sauvages où l’on cravachait sa monture, fichait une torgnole aux rafales et déclarait la guerre à tout le monde selon le bon vieux principe des Comanches. En outre, rouler sur une motocyclette était un bon moyen de rester seul. La moto, c’est la paix. Les autres ? Ils passent à cent à l’heure sur le côté de la route.
La suite du carnet de voyage de Sylvain Tesson et Thomas Goisque est à découvrir dans Numéro 33.
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