Long fleuve tranquille
– EXTRAIT –
C’est en laissant aller mon imagination que je me suis retrouvé, à la veille du réveillon du jour de l’an, à bivouaquer au beau milieu du fleuve Amour pris par les glaces. Je venais d’achever ma première journée à arpenter le fleuve sur mon vélo à pneus larges, tractant une pulka, espèce de grande luge, chargée de tout mon équipement, tente, duvet, réchaud, nourriture… J’avais eu cette idée de progresser en autonomie sur près de 1 200 kilomètres depuis Khabarovsk, capitale régionale, jusqu’à la mer d’Okhotsk, en hiver, utilisant le fleuve glacé comme voie d’accès. Une progression à vélo inédite pour aller à la rencontre des populations locales, pour aller à la rencontre de moi-même. Une idée née en Normandie, bien loin des conditions hivernales sibériennes et qui laissait donc une part certaine à l’inconnu. Une idée un peu folle, sûrement.
M’élancer sur le fleuve était l’aboutissement d’une longue année de préparation physique, mentale, technique et logistique… J’avais commencé par quelques coups de pédales fébriles, prenant la mesure du poids de ma pulka. Puis guidé par Vitaly, Sergueï et quelques autres compères, à vélo eux aussi, j’avais cheminé au travers des premiers dédales de glace et de neige formés au gré des courants et du vent. Un labyrinthe naturel où lit du fleuve, berges et autres reliefs ne font plus qu’un. Un horizon noir et blanc. Au soir de cette première journée, les lumières de Khabarovsk scintillaient encore au loin mais l’aventure avait bel et bien commencé. Désormais le froid et l’immensité allaient définir mes priorités. (…)
Sur et autour du fleuve, tout semblait endormi. Seuls les craquements sourds de l’Amour, prisonnier de l’hiver, brisaient de temps à autre un silence profond. Même la faune locale semblait avoir déserté les lieux…
Plus je m’éloignais de la métropole, plus le silence se faisait ressentir. Il était presque pesant. Le citadin que je suis devenu, pollué par un environnement sonore constant, a fini par oublier ce que représentait l’absence de bruit. Le son des pneumatiques de mon vélo qui tassaient la neige, de mes pas sur la glace, le sifflement de mon réchaud… Quoi d’autre ? Sur et autour du fleuve, tout semblait endormi. Seuls les craquements sourds de l’Amour, prisonnier de l’hiver, brisaient de temps à autre un silence profond. Même la faune locale semblait avoir déserté les lieux… Les premiers jours, les rares signes de vie perceptibles furent les aboiements de chiens invisibles qui prévenaient de mon passage à proximité d’un village. La distance entre les rives, qui peut atteindre jusqu’à six kilomètres, accentuait l’impression d’immensité et de vide. Loin d’être plane, la surface du fleuve variait au fil de ses méandres. Si au premier abord, elle semblait s’être figée pour quelques mois telle la banquise, elle était une combinaison chaotique de différentes épaisseurs de glace, de zones d’eau libre, de compressions infranchissables, de bancs de sable, de neige profonde, de glace vive, qui se forment sous l’action combinée des vents, des courants et des fluctuations de température. Les sastrugis, sortes de vagues de glace formées par les vents, sculptures naturelles éphémères, confèrent à l’ensemble, un esthétisme polaire.
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