Looking for Marjorie dans l’Iowa
– EXTRAIT –
« Foutez-moi la paix ! ». Je t’imagine bien, Marjorie, te retournant dans ta tombe en grommelant. « Allez-vous trouver un autre sujet, les wannabe journalistes, là, décampez, y’a plus rien à
voir. » C’est vrai ça, de quel droit on vient déterrer les morts, alors qu’ils sont bien incapables de protester ? Oui, mais tu vois, Marjorie, les escapades amoureuses en scooter, le grand succès du belfie, même les vastes prophéties de Piketty, on s’en tape pas mal. Nous, ce qui nous intéresse, c’est toi, et fais pas semblant d’être surprise, hein, on n’est vraiment pas les premiers. Rien qu’en Iowa, on en a rencontré deux qui voulaient écrire un livre sur ta vie, deux que t’as envoyés bouler en disant « plus tard, pas d’enregistrement, je suis une néo-luddite » (le luddisme est un mouvement de destruction des machines industrielles par des ouvriers révoltés, ndlr) en marmonnant : « Parlez plutôt du désastre de la guerre en Irak que des histoires de grands-mères qui radotent ».
Est-ce qu’on arrête d’exister quand on arrête d’être belle ? Toi qui t’es battue toute ta vie pour affûter ton esprit et celui des autres, te noyant de livres, t’entourant des plus grands artistes américains, brûlant les draft cards du Vietnam, tes soutiens-gorge et tes nuits dans la furie des mouvements contestataires. Quelle amertume de devoir commenter un tour de taille. Tu voulais leur prouver qu’on a toujours une vie avec des seins flasques.
Puis y’a eu les journalistes aussi, ils t’ont bien soûlée à te demander « Coco Chanel ? » quand tu disais « Catastrophe de l’agriculture intensive », à te relancer « Amante de Tristan Tzara ? » quand tu affirmais « Le vide culturel en Iowa », à décrire ton impressionnante taille de guêpe quand tu voulais qu’on évoque la profondeur de ton esprit. En même temps, je te comprends, est-ce que ta vie devrait être figée à jamais sur des photos sur papier glacé ? Est-ce qu’on arrête d’exister quand on arrête d’être belle ? Toi qui t’es battue toute ta vie pour affûter ton esprit et celui des autres, te noyant de livres, t’entourant des plus grands artistes américains, brûlant les draft cards du Vietnam, tes soutiens-gorge et tes nuits dans la furie des mouvements contestataires. Quelle amertume de devoir commenter un tour de taille. Tu voulais leur prouver qu’on a toujours une vie avec des seins flasques.
Puis t’as clamsé, et maintenant on sait plus si t’as vraiment couché avec Gregory Corso, si la femme de Dylan Thomas t’a étranglée avec un boa parce que ce dernier te faisait de l’œil, si t’as fumé de la weed avec Truman Capote, si t’as retourné la rive gauche avec Ginsberg, Burroughs, Baldwin, Camus et Hemingway, si t’as vu Jean Cocteau, Marlène Dietrich et Greta Garbo quand ils venaient chez « Coco », si t’as bu un café avec Édith Piaf, si t’as développé les photos d’Eugène Smith, si t’as exposé Yayoi Kusama puis troqué ses peintures aujourd’hui hors de prix pour du cognac, si t’as publié Susan Sontag, si t’as travaillé avec Mapplethorpe et Seymour Krim. Hey, pas dégueu le name dropping !
Carnet de voyage de Tess et Elliot Raimbeau à découvrir dans Numéro 27
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