Lune de miel
– EXTRAIT –
La première fois que je rencontre Khanh Nguyen dans un petit café de Saïgon en 2015, je ne m’imagine pas une seule seconde qu’elle sera un jour capable de m’accompagner à vélo sur les routes du monde. Elle est la petite dernière d’une famille assez traditionnelle qui compte quatre filles. Pour ses parents, tout ce qui est en dehors de la maison représente un risque potentiel : « Attention aux motos quand tu sors ! Marche bien sur le trottoir. Le soleil tape si fort aujourd’hui : couvre bien toute ta peau. Ne fais confiance à personne. Fais attention à ton sac. Fais bien attention. » La belle Khanh Nguyen a donc la vision d’un monde tissé de dangers et peuplé de personnes à qui l’on ne peut vraiment pas faire confiance. Alors, parcourir de longues distances à vélo, même pour aller au marché local, n’y pensez même pas !
Ma famille, elle, m’a toujours encouragé à explorer le monde et à considérer les dangers comme de fabuleuses opportunités de se transcender. Surtout, ne pas rester chez soi à tuer le temps qui vous ronge petit à petit, qui vous dilue pour vous ramener dans le néant. J’ai passé plusieurs étés à arpenter les campagnes creusoises et vendéennes et j’ai parcouru quatre mille kilomètres à vélo avec mon frère à travers la France, la Suisse, l’Autriche, la Slovénie et l’Italie. Un monde abyssal et infini semble se dresser entre Khanh Nguyen et moi. (…)
« Nous étions faits comme des rats. »
Nous décollons de Saïgon le matin. Le ciel est dégagé et nous avons une vue imprenable sur la variété des paysages. Au-dessus du Moyen-Orient, notre avion prend à peu de choses près le même trajet que nous allons faire à vélo. Nous sommes en train de faire en avion en douze heures ce qui va nous prendre douze mois à la force de nos mollets. Après de longues heures de vol, nous survolons Oman, Dubaï puis l’Iran toujours avec une visibilité impeccable. Vus du ciel, ces territoires nous semblent si hostiles, désertiques et montagneux. Je me demande comment nous allons faire pour survivre ici-bas. Pour la première fois depuis des mois, je suis pris d’une petite peur : une brèche s’est créée dans l’épais mur de mon assurance. Je serre un peu plus fort la main de Khanh Nguyen. Puis la mer Noire arrive et enfin l’Europe, ses interminables champs et ses gigantesques forêts qui rassurent et apaisent le voyageur. (…)
J’ai l’impression d’être dans le début du Voyage au bout de la Nuitde Céline. Bardamu, le narrateur du Voyage, s’engage sur un coup de tête avec un de ses compères dans l’armée française durant la Première Guerre mondiale. Leur troupe nouvellement formée quitte la ville dont les clameurs venues des fenêtres et des ruelles exaltent et portent les soldats. Et puis, ils sortent de la ville, et puis plus rien, aucun encouragement. Bardamu en partance pour le front se dit alors au plus profond de lui-même : « Nous étions faits comme des rats. »
Carnet de voyage de Thibault Clemenceau à découvrir dans Bouts du monde 49
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