Marcher tout droit jusqu’au lac Baïkal
– EXTRAIT –
Trois mille sept cents kilomètres, trois paires de pieds, quatre mois, de Bichkek la capitale du Kirghizstan, au lac Baïkal, en Sibérie. L’Itinéraire : à définir. Au départ nous n’en savions pas plus. Nous serions trois. Deux frères, Tom et Jimmy, et moi leur pote, Hugo. Nous avions 23 et 24 ans, tous en « année de césure », nous voulions conclure celle-ci par un projet commun. Quoi de mieux qu’une petite balade à pied ? L’idée était de marcher, uniquement marcher : pas d’auto-stop, pas de bus, pas de train ni de vélo. Une paire de bottes, une paire de potes. Sur le dos, un sac de six kilos, autant dire le strict nécessaire pour bivouaquer. Forts de quelques belles randonnées sur le GR20 en Corse, la Haute Route des Pyrénées ou quelques sommets de nos Alpes natales, nous avions tout des parfaits marcheurs. Nous étions prêts à suivre tous les chemins qui nous mèneraient jusqu’au Baïkal. Nous partirions de Bichkek le 11 avril 2019, à la rencontre de l’Asie centrale, de ses peuples et de ses montagnes. Le Kirghizstan est l’un des pays les plus enclavés du monde. Avec une altitude moyenne de 2 750 m et des sommets à plus de 7 000 m, nous savions que nous n’allions pas beaucoup être dérangés.
Pourtant nous étions loin d’imaginer les conséquences de la seule promesse que nous nous étions faite : il faudrait uniquement marcher. C’était la seule règle.
Lors de nos précédentes expériences, nous nous contentions de suivre des chemins de grande randonnée, nous avancions de traits blancs en traits rouges. À chaque embranchement, il s’agissait de suivre les flèches posées par l’Office national des forêts (ONF). On débute d’un endroit joli pour arriver à un autre endroit joli, en passant par des lieux réputés pareillement jolis. Le point de départ est souvent un parking où une barrière symbolise l’entrée dans la nature. Cependant, une fois cette barrière franchie, le parcours est défini par les agents de l’ONF : idéalement, il dessine une boucle afin d’optimiser l’accès aux points d’intérêt. Le chemin longe les lisières de bois pour être à l’ombre en été, surplombe des falaises afin que la vue se dégage, puis emprunte un sentier sur les hauteurs pour dominer une cascade. Enfin on admire depuis un promontoire cette vue imprenable, en surplomb, d’où l’on domine toute la vallée.
De chemin jalonné de Bichkek au lac Baïkal, il n’y en a pas.
La randonnée permet ainsi de déambuler dans une nature sanctuarisée où figure ce que l’on est venu chercher, sans risque d’y porter atteinte ni d’en manquer les endroits vedettes. Mais n’est-ce pas alors une nature facile et prête à l’emploi qui s’offre à nous ? Les lieux convenus s’enchaînent, prévisibles et attendus. Les paysages qui s’égrènent le long du chemin répondent à des critères d’esthétisme très précis. Souvent, j’ai entendu des compagnons de marche dire : « Que la nature est belle ici, le long du chemin ! Au loin, tout semble plus sauvage, hostile et sombre ». N’y-a-t’il pas là une forme de mise en scène de la nature, afin que le randonneur puisse éprouver un sentiment de béatitude facile et confortable devant le spectacle réconfortant d’une nature encadrée ? Peut-être… En tous cas, nous n’avons pas retrouvé ce genre de facilités pendant notre marche en Asie : de chemin jalonné de Bichkek au lac Baïkal, il n’y en a pas.
C’est pourquoi le départ fut difficile et porta un coup à notre insouciance. En effet, comment savoir où porter nos premiers pas ? En quittant la capitale kirghize, nous longeâmes une zone industrielle, puis une large banlieue avant de pouvoir atteindre, deux jours plus tard, la pleine nature. Lieux que nous aurions pu rejoindre en une heure de voiture.
Carnet de voyage de Hugo Subtil à découvrir dans Bouts du monde 56
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