Naviguer au jour le jour
J’ai toujours voulu prendre la mer. J’ai trois héros masculins. Arthur Rimbaud. Corto Maltesse. Et mon grand-père Gustave Guillorel. Tous trois voyageaient. Deux d’entre eux naviguaient.
Je n’ai jamais embarqué. Pourtant, j’ai marché des milliers de kilomètres entre l’Europe et le Proche-Orient. En 2012, j’ai mis un point final à un cycle de 10 ans. Maintenant, il était temps de me stabiliser. Ou avais-je perdu le goût de voyager ? Mes périples à pied étaient initiatiques, mais ils étaient épuisants aussi. C’est pourquoi j’ai été étonnée que cette envie de navigation s’installe en 2018. Est-ce que ça me reprenait ?
18 septembre 2018. J’ai trouvé une goélette pour embarquer dans les îles Éoliennes en Italie. Dans l’avion qui m’emmène de Paris à Rome, je repense à ces curieux mots qu’a laissé tomber le capitaine au bout du fil. Je ne connais le colosse que par photos et des échanges sur facebook. Nous avons passé un appel téléphonique quand même pour donner le ton :
« Ne rêve pas trop, hein… » me dit-il alors.
Il dit cela avec une voix d’adolescent, alors qu’il devait avoir la cinquantaine bien tassée.
« Pourquoi tu dis ça ? demandé-je, surprise du ton de la conversation.
– Ne rêve pas trop, sinon tu seras déçue », répète-t-il.
Bon…
Dans le hall de la gare de Naples, le matelot me retrouve vite. Le visage, tanné par le soleil, cuit comme le pain, est maigre dans un tee-shirt blanc et un short à la couleur indéfinissable. En tendant la main, derrière ses lunettes épaisses, il a des yeux brillants, mais un sourire peiné en m’accueillant.
Le capitaine m’avertit finalement qu’un matelot, Clément, sera là à la gare à Naples pour m’emmener au port où je dois embarquer.
Arrivée à l’aéroport de Rome, j’ai dû aussitôt trouver un tchoutchou lent pour rallier Naples en trois heures. Je repense à cette phrase étrange dans le train : « Ne rêve pas trop ».
Mais, moi, bien sûr que je rêve très fort ! Pour la première fois, je vais naviguer ! J’embarque pour dix jours sur les eaux italiennes, emportée par des vents aux noms de dieux ! La goélette m’a, je dois l’avouer, beaucoup plus séduite que son équipage, lorsque j’ai répondu à l’annonce de recherche d’équipiers sur Internet.
Dans le hall de la gare de Naples, le matelot me retrouve vite. Le visage, tanné par le soleil, cuit comme le pain, est maigre dans un tee-shirt blanc et un short à la couleur indéfinissable. En tendant la main, derrière ses lunettes épaisses, il a des yeux brillants, mais un sourire peiné en m’accueillant.
« Il faut qu’on parle, Karen. Il faut qu’on prenne un café. »
Il me parle comme si nous nous connaissions déjà. Souvent, les voyageurs se parlent ainsi.
« Il y a un problème, c’est ça ? dis-je.
– Tu vas comprendre quand je vais t’expliquer », répond-il.
En mon for intérieur, je me doute que cela sent le roussi. Lorsque nous avons chacun notre ristretto à portée de main, je demande sans attendre :
« Alors ? Raconte…
– Le capitaine, je ne sais pas ce qu’il a. Il est très jaloux. Il a viré le deuxième matelot ce matin, dit-il très vite d’une voix agitée en regardant à droite et à gauche avec nervosité.
– Comment ça ?
– Ce n’est pas la première fois. Déjà, avec une autre fille, il y a un mois, il s’est passé la même chose. Il a pété un plomb avec un jeune marin qui avait le même âge qu’elle. Il est jaloux, il est jaloux… Il fait ça quand il est ivre. »
Puis il rajoute avec une voix un peu tremblante : « Moi, je ne veux plus naviguer avec lui. Je reste si tu restes, pour que tu ne sois pas en danger, mais si ça ne tenait qu’à moi, je partirais tout de suite. J’ai déjà fait mon sac. Il ne me reste plus qu’à aller le chercher. »
Carnet de voyage de Karen Guillorel à découvrir dans Bouts du monde 52
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