No man’s land en Asie centrale
– EXTRAIT –
J’ai vu à plusieurs reprises des Kirghizes et des Ouïghours préparer un feu d’argal, ces petites bouses séchées qui pallient l’absence de bois, ça avait l’air simple. Ça ne l’est pas. Depuis au moins une heure nous nous acharnons, nous soufflons, de petits bouts de merde sèche nous collent au visage, mais ça ne veut pas prendre. L’aîné des enfants de la yourte, celui qui est devenu un homme pendant la collation, est venu nous rejoindre. Il se moque gentiment de nous et va chercher une poignée de mousse et d’herbe qui permet de faire partir le feu. La nuit va bientôt tomber. Nous partageons un dernier thé en silence, écoutant le chant du vent qui commence à balayer l’immensité de la plaine, traînant derrière lui la légendaire épopée de Manas, fondateur du peuple kirghize, dont les bardes connaissent les 200 000 vers par cœur.
23 août, no man’s land
Le temps est magnifique, l’air cristallin, l’herbe grasse, le soleil éclatant. Mais ça ne durera pas. Devant nous, quelques kilomètres plus loin sur la route, se dresse une impressionnante barrière de roches grises aux sommets blancs derrière laquelle s’amoncellent d’effrayants nuages noirs.
Il y a une dernière yourte à l’entrée du corridor de pierres qui mène à la frontière. De minuscules silhouettes nous hèlent, à grand renfort de signes de bras : une nouvelle tribu de femmes nous invite sans doute pour la collation. Je me demande si la légende des Amazones ne serait pas née dans ces régions où un voyageur un peu pressé aurait aisément pu ne rencontrer aucun homme pendant la saison d’été et en déduire que le territoire est entièrement administré par la gente féminine.
L’aînée, une jolie gamine aux pommettes rouges encadrées de nattes brunes, nous accueille avec un large sourire. Elle déplie une natte dans l’herbe, à quelques mètres de la yourte, pendant que sa grand-mère va chercher le beurre, les bols de crème et le pain, pour les distribuer selon le rite consacré. Assis en tailleur au milieu des bêtes, nous profitons de notre dernier déjeuner nomade. Le goût de la crème et du beurre est bien plus fort que d’habitude : à l’approche du Pamir, les vaches ont passé un manteau de poils et sont devenues des yacks ; nous devrons probablement bientôt en faire autant.
Un garde nous regarde nous équiper avec un sourire en coin. Les premières gouttes tombent, rares mais massives, comme les premiers coups de poing dans un match de boxe.
Le vent s’engouffre dans la gorge par grosses bourrasques, les sommets blancs mordent à grands crocs dans le ciel noir. Un soldat muet nous fait signe de le suivre dans les gravats derrière un bâtiment en ruine. « Pishkom, da ? » Oui, à pied. Il grimpe un escalier de béton cru à demi couvert par les éboulis pour rentrer dans ce qui doit être des bureaux. Un signe de mitraillette nous indique que nous ne sommes pas conviés à entrer. Nous en profitons pour nous préparer à la rude épreuve qui nous attend : Flo enveloppe sa guitare dans un imperméable en caoutchouc acheté aux fripes de l’armée chinoise et nous passons nos larges ponchos en plastique qui s’envolent dans tous les sens sans protéger ni nos corps ni nos sacs. Un garde nous regarde nous équiper avec un sourire en coin. Les premières gouttes tombent, rares mais massives, comme les premiers coups de poing dans un match de boxe. Le soldat redescend les escaliers, nous rend nos passeports et nous conduit jusqu’à la barrière. « Pishkom ? » il répète. Nous confirmons une nouvelle fois en hochant la tête, il secoue la sienne dans l’autre sens d’un regard fatigué. Il lève la barrière et nous laisse passer.
No man’s land en Asie centrale – Carnet de voyage de Vincent Robin-Gazsity et Florian Molenda à découvrir dans Bouts du monde 56
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