Un pilote de ligne dans les steppes du Kazakhstan
– EXTRAIT –
« On peut vouloir partir, parce qu’on n’a jamais voyagé. Moi, j’ai décidé de voyager parce que je suis trop souvent parti. J’ai parcouru le monde sans le voir. Neuf millions de kilomètres, onze mille heures de vol, quinze mois de ma vie passés dans le ciel à survoler les terres balafrées par la cupidité et la misère. J’ai aussi admiré des paysages grandioses, toujours vissé dans le confort cotonneux de mon cockpit, bien à l’abri des réalités qui défilaient sous mes pieds. (…)
Le 8 janvier 2010, j’ai pris l’avion pour Canton, j’y ai acheté un vélo et je suis rentré avec, en suivant au plus près la ligne aérienne, que je connaissais si bien vu du ciel. Après avoir traversé la Chine et connu maintes péripéties, j’ai découvert le Kazakhstan. (…)
23 juin 2010. Quatre-vingt-dix-sept kilomètres pour une moyenne de 15,4 km/h, vent de face. Ce n’est pas terrible, mais j’ai perdu mes jambes d’hiver. Rien de pire que la mécanique du corps pour se gripper. La première chose frappante est l’absence totale de clôture. L’esprit nomade souffle encore sur la steppe. Braquer à droite ou à gauche à chaque instant et rouler dans l’herbe ; cette hypothèse procure un sentiment de liberté incommensurable. À l’image de nos terres, nos vies sont cloisonnées. Découvrir de telles immensités sauvages est une jouissance brute »…
Les jambes sont molles lorsque j’arrive à Ayaguz. Je m’assieds à une table de café, satisfait d’avoir recommencé mon petit tas de cailloux. Parti en terrain inconnu, on peut toujours trouver une bonne raison d’avoir peur de quelque chose : les machines, la nature, les hommes. Et lorsque vous finissez par être serein, quelqu’un se présente pour vous rappeler les dangers qui menacent au prochain tournant. Ce soir-là, on m’explique qu’en direction de Karaganda, il n’y a rien, si ce n’est sept cents kilomètres de steppe, peuplée de loups. Je prendrais beaucoup de risques en m’y aventurant, seul, à bicyclette.
Quel crédit accorder à ces allégations ? Si meute il y a, je ne suis armé que d’un couteau et d’une bombe lacrymogène. Dans de telles circonstances, je ne dédaigne jamais les mises en garde, mais je m’efforce de les jauger à l’aune de la psychologie humaine. Or j’ai eu maintes fois l’occasion de constater que l’homme considère généralement comme dangereux ce qui est à l’extérieur de son jardin. Néanmoins, je réfléchis sérieusement dans la nuit à l’éventualité d’une attaque.
Difficile de dégoter une plus charmeuse fille du vent. Elle est en rose de la tête aux pieds, hormis son visage, déjà tanné par le soleil brûlant de l’été et la terrible rigueur des hivers
Carnet de voyage de François Suchel à découvrir dans Numéro 20
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