Remonter en selle
– EXTRAIT –
Partis à vélo le 14 juin 2017 de Prudhoe Bay Deadhorse en Alaska sur les rives de l’océan Arctique, nous sommes avec mon conjoint Jérémy en quête de liberté. Nous voulons apprendre et épouser la géographie américaine, la « scanner » avec nos propres corps. Se mouvoir pour s’émouvoir, nous aimons l’imaginer à pied, à ski pulka ou à vélo. Jérémy a marché plus de dix mille kilomètres en Europe, seul, en ralliant depuis sa Normandie natale, Saint-Jacques-de-Compostelle puis Istanbul. Une vulgaire simplification de ses dix années de marche, l’école de sa vie, ses seuls diplômes d’amoureux de la géographie et de la poésie du monde. Quant à moi, j’aime me mettre au défi sur de plus petites expériences, comme traverser la Laponie seule à pied, le Spitzberg à ski pulka par – 20 °C constants, toujours en totale autonomie, ou bien réaliser de beaux « mare a mare » que ce soit en Corse, en Grèce ou sur des îles volcaniques européennes. Aujourd’hui nous nous lançons dans le plus grand mare a mare du monde, le plus étendu. Une grande traversée et une douce prétention qui nous mènera de 70°25’ de latitude nord à 54°49’ de latitude sud à Ushuaia en Terre de Feu. (…)
J’ai une mémoire de dix secondes, je me crois à Paris, le monde s’écroule. Je vous livre ici les explications fugaces d’un Jérémy tremblant, qui tient ma vie entre ses mains
Au septième jour du voyage, au solstice d’été, l’air alaskien se charge d’une chaleur particulière. Ce soir le soleil ne se couchera pas, moi non plus. Un camion. Le choix de ne pas s’arrêter cette fois-ci. Des projections de graviers. Un nid de poule gigantesque. Un grondement de moteur, puis le noir. La tête contre le sol, le corps lâche, le sang coule, l’engin ne m’a pas vu, il emporte notre rêve dans une poussière dense. L’Alaska me fait mal. Nous l’ignorons pour le moment mais j’ai un traumatisme crânien et une fracture de la tête de l’humérus. Mon casque est explosé à l’intérieur. J’ai une mémoire de dix secondes, je me crois à Paris, le monde s’écroule. Je vous livre ici les explications fugaces d’un Jérémy tremblant, qui tient ma vie entre ses mains. Cette journée a été engloutie par mon cerveau, indicible. C’est lui qui m’a prodigué les premiers gestes de secours, a lavé mes membres ensanglantés, a répété inlassablement : « Non Sophie, nous ne sommes pas à Paris mais en Alaska, tu es tombée, ça va aller ».
Carnet de voyage de Sophie Planque à découvrir dans Numéro 49.
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