Sortir sur l’Inlandsis
– EXTRAIT –
Nous sommes début janvier partout sur la planète et l’hiver est déjà bien installé dans l’hémisphère nord. Le grand froid a depuis longtemps regagné son territoire éternel. Si nous souffrons ici de nos courtes journées de décembre, immobilisés dès la fin d’après-midi par la tombée de la nuit, il est des contrées où le soleil n’apparaît que quelques heures, quelques minutes, caressant à peine le fond des vallées et ne laissant à la glace aucune chance de se réchauffer.
Après plus d’une heure de bateau depuis Aasiaat, entre les nénuphars de glace qui ondulent à la surface de la mer et les icebergs géants de la baie de Disko, me voilà à Akunnaaq, où j’ai passé un mois à bord du Manguier. Soixante-dix habitants, dont la plupart sont chasseurs. Une cinquantaine de petites maisons sur une pointe de rocher face à la mer et dont moins d’une dizaine sont équipées en eau courante. Dehors, des températures plus froides que mon congélateur, ni route ni arbre à des centaines de kilomètres à la ronde, une école avec moins de dix enfants. Ni hôtel, ni restaurant, ni médecin. Un petit port pris dans les glaces, une conserverie de poissons et une petite épicerie où se côtoient munitions, sodas et sucreries. Autour, de la neige, de la glace et la mer encore qui résiste à l’Ouest.
(…) Devant moi, les icebergs se dressent, monstres énigmatiques, fantômes arctiques, majestueux et sûrs de leur charme. Ils semblent tout faire pour attirer mon attention : qui le plus haut, qui le plus tourmenté. Autour d’eux, la glace craque et gronde. L’iceberg est une sirène. Ses chants lugubres et ses parures séduisantes nous attirent au plus près de la menace, inexorablement. Je m’enfonce lentement, pas après pas, dans l’immensité glacée. Ici, ni carte ni boussole. Ni sommets remarquables auxquels se fier. Pas de chemins, pas de panneaux, pas de torrents à suivre. Autour de moi, tout est plat. Infiniment plat. La glace compacte et sombre semble écrasée sur elle-même. Et pourtant si fragile, si changeante. Quelques centimètres à peine. Un sol éphémère, saisonnier. Bien sûr, je pense au pire. Pas de seconde chance ici. On s’imagine, pour le frisson, le craquement sinistre lorsque le pied passe au travers. Il parait que l’eau dessous est à -2 °C. La mort instantanée – le choc violent, l’appel abyssal. Crie, hurle, débats-toi. Rien à faire ici, en plein désert.
« La différence entre les gens du Sud et les Inuits, m’a-t-on raconté, c’est que les gens du Sud pensent que la glace n’est que de l’eau gelée. Alors que les Inuits savent très bien que l’eau n’est que de la glace fondue. »
Pour me changer les idées, je m’invente une tectonique de la banquise, inquiet à chaque passage de faille, à chaque enjambée d’une plaque à l’autre. Comment ne pas croire à une intelligence de la glace ? À une symétrie si exemplaire des fissures, à un art de la cassure, à une religion de la striure ? Je pense à tout ce travail minutieux du vent et de la glace pour dessiner ces courbes aériennes au fil de l’hiver, ces déchirures régulières, ces nuances bleutées. Je marche sur une œuvre d’art éphémère, un parquet marmoréen qui sera englouti par la mer. Que le vent efface les traces de mes pas passe encore, mais que les mille arabesques de la banquise disparaissent inéluctablement, c’est dur. Tous ces efforts pour fondre sottement avec l’arrivée de l’été : l’océan serait-il insensible à l’art et au travail accompli pour effacer sans remords ces dessins patiemment construits au rythme des tempêtes et de la lente glaciation de l’eau de mer ? « La différence entre les gens du sud et les Inuits, m’a-t-on raconté, c’est que les gens du sud pensent que la glace n’est que de l’eau gelée. Alors que les Inuits savent très bien que l’eau n’est que de la glace fondue. »
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