Souvenirs d’un guide touristique en URSS
EXTRAIT :
La vieille blague éculée résonne toujours à mes oreilles. « Tu veux rejoindre la société de consommation ? Branche demain matin ton réfrigérateur sur Radio Moscou ! » Il y a plus de quarante ans, j’ai travaillé en URSS, ce drôle de pays où l’humour est un bricolage incertain, fait de fatalisme et de désespoir. Le communisme est-il soluble dans l’alcool ? clamait un livre qui connut en France un certain succès au début des années 1980. Les Russes avaient répondu « oui » depuis longtemps, en masse silencieuse habituée à la « débrouille ». Il m’arrive encore, avec une certaine nostalgie, de rêver à ces années, celles d’un temps lent qui s’écoulait paisiblement vers la Neva, emporté par le si apaisant et ombragé canal Gribodoiev. J’avais pris l’habitude de le longer en rentrant chez moi, lors des doux, mais si courts, automnes de Leningrad. Quoi de plus aléatoire que le processus du souvenir. Il fonctionne à l’insu de soi et permet de retenir des images ou des bruits sans même s’en rendre compte. Ce sont ces traces, ces résurgences du passé, que j’ai envie de livrer au jeu de l’écriture et du hasard.
L’arrivée à Leningrad est un petit pas pour l’homme, un grand pas pour les touristes. L’aéroport de Poulkovo est une porte d’entrée (étroite) vers URSS
Le touriste ne faisait connaissance avec l’URSS qu’au comptoir d’embarquement à Roissy. Là où Tamara, chef d’escale depuis Staline ou presque, officiait. Tamara était très babouchka, c’est-à-dire un mélange improbable de gentillesse revêche et de rigueur soviétique. Nul ne connaissait vraiment son histoire. La légende affirmait qu’elle avait connu son mari français en camp de concentration. C’était tout et personne n’aurait jamais osé lui poser la question. Elle cultivait ses secrets et semblait diriger à elle seule toute la compagnie. Elle gérait les opérations d’embarquement et selon son humeur d’ordinaire maussade ou du simple fait qu’elle vous aimait bien – c’était mon cas –, elle pouvait régler ou non tous les problèmes. Et surtout, graal ultime, vous gratifier d’un large sourire et même parfois de deux bises. Tamara était donc le premier contact avec l’Homo sovieticus avant la découverte du pays. Trois heures trente de vol plus tard. Ce sourire sera le seul du voyage. Les hôtesses et stewards avaient la réputation non usurpée d’offrir un service au caractère « spartiate ». Mais, à l’époque, même en classe touriste, on servait du caviar.
L’arrivée à Leningrad est un petit pas pour l’homme, un grand pas pour les touristes. L’aéroport de Poulkovo est une porte d’entrée (étroite) vers URSS, c’est le premier contact et le premier choc culturel. Le bâtiment était des plus modestes, un peu terne et presque provincial. Peu de vols internationaux et aucune boutique. Bien loin de l’atmosphère consumériste de Roissy. La récupération des bagages s’effectuait dans une toute petite pièce, à l’écart des voyageurs des lignes intérieures. Puis c’était le passage obligé de la police aux frontières et le contrôle des visas. Un fonctionnaire juvénile, grande casquette plate vissée sur une tête émergeant de la guérite prenait sans un mot votre passeport. Puis il levait la tête, vous observait longuement, baissait les yeux, inspectait votre passeport, relevait la tête, vous observait longuement encore une fois, puis replongeait dans les pages de votre passeport, examinait minutieusement le visa, toujours silencieux. Et enfin le bruit sourd du tampon. Un petit portillon s’ouvrait : bienvenue en Union soviétique.
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