Sud Sauvage en Patagonie
-EXTRAIT-
Des milliers de petites fleurs jaunes dodelinent en cadence de la tête sur les étendues rases battues par les vents. Sur la gauche, le détroit de Magellan s’étire de tout son long, bordé au loin par la silhouette embrumée de la Terre de Feu. Le chauffeur de taxi raconte l’histoire de sa famille, une histoire de vent, de mer, d’errance et de métissage, qui consacre notre entrée en Patagonie dans les règles de l’art. Son arrière-grand-père était un marin breton qui accosta un jour sur ces rives, tomba amoureux puis repartit vers une autre terre et une autre famille, abandonnant dans son sillage femme et enfants patagons.
Débarquer en Patagonie en pleine élection, c’est toucher au mythe tout en gardant l’esprit bien chevillé à la réalité. Je pense de toutes mes forces aux Chiliens des pages de Luis Sepúlveda, à leur histoire de solidarité et de lutte, aux baleines indolentes, à la cordillère imperturbable.
En prenant un peu de hauteur, la ville et le détroit s’offrent au regard dans toute leur charge symbolique. Sous nos yeux, deux océans se rejoignent, une voie s’ouvre, et les courants de l’aventure se déversent en histoires du grand Sud. Des centaines de goélands et de cormorans impériaux reposent sur les berges et sur les ruines de vieux muelles qui s’effondrent dans l’eau. Je découvre ce qu’est le vent en Patagonie, et comment le sens même d’un mot dépend de l’endroit où il est prononcé. La ville est déserte car c’est jour d’élection présidentielle : Sebastián Piñera, le candidat de droite, affronte Alejandro Guillier, le candidat de centre gauche. Dans la soirée, les résultats tombent en faveur de Piñera, signant ainsi la défaite des gens de cœur. Ici comme ailleurs, peu importent les démêlés avec la justice, les soupçons de fraude, les collusions entre affaires et politique, le libéralisme à outrance, l’indifférence à l’urgence environnementale, les relents de dictature…
Notre hôtesse surgit dans la pièce tout sourire : Ganamos ! J’ai toujours trouvé un brin tragique l’emploi intransitif de ce verbe. Débarquer en Patagonie en pleine élection, c’est toucher au mythe tout en gardant l’esprit bien chevillé à la réalité. Je pense de toutes mes forces aux Chiliens des pages de Luis Sepúlveda, à leur histoire de solidarité et de lutte, aux baleines indolentes, à la cordillère imperturbable. Dans les rues et sur la place, quelques personnes portant drapeaux et T-shirts à l’effigie de Piñera fêtent leur victoire. Des coups de klaxons retentissent. Nous nous engouffrons dans un café pour nous régaler de sandwichs à l’avocat. À la table voisine, au son strident des klaxons, un homme a les larmes aux yeux. Enfin ! Punta Arenas avait tout de même élu Allende député !
Carnet de voyage en Patagonie de Marine Everard à découvrir dans Numéro 59
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