Taxi Inch’allah
– EXTRAIT –
Un nuage opaque de pollution recouvre la ville, fumée noire des bouchons. Au loin gronde la circulation, les échos des klaxons
et le brouhaha des appels à la prière noyés dans le tumulte vrombissant. Derrière nous, à l’ombre de Khephren, la marée noire des touristes assaillie par les rabatteurs, devant nous Le Caire. Notre rencard est fixé à Sakakini, dans moins d’une heure, loin loin de là où nous nous trouvons. C’est mal connaître Le Caire. Pour le moment nous nous fourvoyons dans le premier taxi venu, le genre de tacot plein de rhumatismes dont la portière vous reste entre les mains. Le chauffeur, pas peu fier de son carrosse, nous fait comprendre qu’il s’agit d’une « Pijotte ». Une Peugeot de Mathusalem ! Chauffée aux gaz d’échappement, pleine d’amulettes, le genre musée, et avec un vrai moteur dedans. Depuis l’intérieur, nous observons le spectacle urbain : quatre files de voitures lancées à toute berzingue, toussantes de carburant, au milieu desquelles survivent ânes et dromadaires, et des familles entières serrées sur un même scooter. Les bords de route sont jonchés de véhicules en panne, notre Pijotte ne tarde pas à en faire partie. Pas moyen de redémarrer. Il nous faut la pousser sur le bas-côté, entre deux bolides, dans ce trafic où la vie ne vaut pas une livre.
Les Egyptiens ont leur fierté, et le conducteur n’a qu’une parole, il nous conduira à bon port ! Même si pour cela il doit y mettre de notre poche. On ouvre le capot fumant. Un petit groupe se forme autour du moteur, ça s’anime, ça négocie, puis on commence à y mettre les mains. On souffle dans des tubes encrassés, on crache de l’huile chaude, entre deux bouffées de cigarettes. Nous observons impuissants ce groupe d’hommes s’esquinter la vie pour celle d’un taxi, jusqu’à ce que le miracle se produise. Les Egyptiens ont ce pouvoir de ressusciter les voitures mortes. La caisse redémarre alors. Le chauffeur, tout sourire, la gueule noircie par le cambouis, nous lance : « Welcome in Egypt ! ». De longues artères et de grandes avenues sur fond des Milles et Une Nuits, qui sentent bon l’essence, la shisha et le koshari. Des livreurs de pain à vélo, une planche pleine de lavash en équilibre sur la tête, affrontant la circulation en sens inverse, boulangers kamikazes du bitume. Des livreurs de gaz, à vélo aussi, martelant leurs bonbonnes pour avertir la foule. Des recycleurs de « vieilles robes », poussant de rue en rue leur lourde brouette, criant, au milieu des niqabs, des marchands ambulants, vendeuses de maïs grillé, vendeurs spécialisés dans le pigeon de rue, les mouchoirs, le papier bulle ou n’importe quoi d’autre. Bienvenue au Caire. La ville qui grouille, bruyante, où l’adhan vous réveille la nuit, sinon cinq fois par jour. La ville où l’on respire mal, mais qui surprend, amuse et qu’on finit par adorer. On peut rester une heure entière dans un coin de rue sans se lasser d’observer la vie. On joue le jeu des Egyptiens, on se déplace comme eux, on se colle derrière pour traverser la rue sans mourir. Quand le petit bonhomme passe au vert, celui-ci court, façon d’annoncer la couleur, parce que les automobilistes n’en ont rien à cirer des feux et des piétons. Prendre le bus relève aussi du sport, car là encore il faut courir pour parvenir à sauter dedans, puis se frayer une place tant bien que mal, sans perdre la perspective d’en redescendre un jour. Il y a bien le métro, mais certaines lignes sont en travaux depuis des années. Reste les taxis.
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