
Terminus Sarajevo
– EXTRAIT –
Sarajevo… Ce nom murmure une promesse, celle d’un horizon chargé d’histoire, un appel inéluctable pour ceux que la mémoire des lieux enflamme. Je quitte mon refuge de fortune au Bois des Gitans, alors que l’aube se lève à peine. Le sol est gorgé de pluie, les arbres se courbent sous l’humidité de la nuit et l’air froid emplit mes poumons d’un feu discret, un souffle de vie et d’excitation. La rage du départ. Je m’engage dans la boue, les godillots lourds de terre collante, l’esprit aussi léger qu’un soupir. À chaque pas, je ressens la sensation brute de l’arrachement, la douce tension de l’incertitude du départ, l’attraction puissante de l’ailleurs.
Le premier train m’emmène vers Liège. La pluie frappe les vitres, dessinant des sentiers d’eau sur un paysage délavé, et je me laisse aller au rythme des rails, au balancement du wagon. À bord, la routine est palpable ; les voyageurs des matins ordinaires, parfumés et pressés, voisinent avec mes bottes crottées, évitent mes vêtements mouillés. Je les observe, ces silhouettes anonymes qui sont autant d’incarnations d’existences balisées, et je savoure cette distance étrange qui s’établit déjà entre mon itinéraire et le leur.
Le train file vers l’est, traversant des villes aux noms inconnus, jalons entre le connu et l’ailleurs. Sur des murs des gares et le flanc de wagons, des graffitis expriment les vestiges d’une lutte des classes dans un monde cloisonné où tout semble désormais figé. Je me laisse porter, libre d’avancer, tant que je reste fidèle au chemin tracé par les rails. Je file à travers cette Europe assoupie sur ses lauriers. (…)
La vieille locomotive arrache les wagons bleus à leur immobilité dans un effort plus proche de l’exploit que de la routine.
À Osijek, le grondement sourd de la motrice des Hrvatske Željeznice marque le début d’un voyage vers le sud, à destination de Sarajevo. La vieille locomotive arrache les wagons bleus à leur immobilité dans un effort plus proche de l’exploit que de la routine. Le train progresse à travers les plaines croates, chaque arrêt ponctué de changements de locomotives, symboles des frontières invisibles, mais bien réelles entre les régions autonomes qui découpent cette région.De la Croatie à la Bosnie-Herzégovine, chaque rame porte les couleurs et les tensions de son territoire. Le passage de Strizivojna, grand carrefour ferroviaire, est marqué par une halte prolongée pour un nouvel attelage. Ces arrêts, loin d’être des contretemps pour le voyageur attentif, sont autant de rappels de la complexité politique des Balkans. Chaque motrice, qu’elle soit croate, serbe ou bosniaque, illustre l’histoire tourmentée de ces nations, leurs rêves d’indépendance et leurs luttes pour une coexistence.
Dans ce tortillard pompeusement appelé « express », la chaleur suffocante et les innombrables arrêts ne font qu’ajouter à la poésie brute de l’expérience.
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