Tracasseries sur la route de la Soie
– EXTRAIT –
La frontière entre l’Ouzbékistan et le Turkménistan mérite l’épithète de « superlative ». C’est une barrière austère et suspicieuse, avec un no man’s land sécuritaire encadré d’un double cordon de barbelés. Le gel de l’hiver accentuait le tranchant de cette bande nue, et l’aspect sévère des militaires n’était pas fait pour réchauffer. Il n’était que 8 heures, le soleil ne perçait pas encore, la nuit n’avait pas dit son dernier mot. Moins dix degrés ; le petit paquet de gens qui attendait l’ouverture du poste sautillait sur place. Chacun s’embrassait soi-même de ses deux bras ou soufflait sur ses doigts.
À l’heure pile, la frontière ouvrit. La majorité des voyageurs, des Turkmènes, pénétrèrent sans encombre dans leur pays. Les autres, des Ouzbeks, franchirent plus lentement les formalités ; puis le douanier s’occupa des deux derniers passeports, les nôtres. Des passeports français, munis de visas de transit. Le douanier essuya une petite surprise.
Il faut dire que le Turkménistan comptait jusqu’en 1991 parmi les quinze Républiques soviétiques, mais la Perestroïka et l’Indépendance eurent beau advenir, rien n’a beaucoup changé depuis le temps de l’URSS. C’est toujours le plat unique au menu, une recette éprouvée à base de formalisme chicaneur, d’autocratisme héréditaire, d’administration kafkaïenne et de suspicion policière. C’est pourquoi le douanier se trouvait surpris de rencontrer deux Occidentaux autonomes, qui entraient au Turkménistan sans appartenir à un groupe officiel. Il est pourtant obligatoire, pour les étrangers visitant le pays, de faire partie d’un de ces groupes chapeautés par une agence de voyage gouvernementale, qui vous colle ainsi un guide, pour vous orienter, vous contrôler, vous emmener là où il faut (brièvement : vous surveiller).
Cinq jours, pour transiter en ligne droite, c’est assez, mais cinq jours, pour transiter en zigzag afin de découvrir au maximum l’intériorité de ce pays hanté par les siècles et parmi les plus fermés du monde, c’est peu
Heureusement qu’une astuce s’était offerte d’elle-même sur les formulaires du consulat turkmène à Tachkent lors du protocole d’obtention des visas. Tout bon formulaire possède des cases à cocher, et ce formulaire-là semblait en posséder encore plus que les autres. Sous la question : « Motif du voyage au Turkménistan » s’étaient offertes au choix les cases « travail », « études », « pèlerinage », « soins », « raisons familiales », « tourisme » (complété de : « fournir dossier inscription agence voyage ») », et puis il y avait eu une dernière case, là comme une porte de secours : « transit ». Cocher la case « transit » ne signifie pas que la liste des pièces à fournir soit réduite, ou qu’un tapis rouge se déroule spontanément sous vos pieds. Non, le visa de transit est aussi compliqué à décrocher que les autres, les ruses mises en jeu inénarrables, et au surplus, le visa de transit est à double tranchant. Certes, pas de groupe, pas de guide, ni circuit officiel, ni voyage encadré. Liberté de mouvement, donc, mais le revers de la médaille, c’est que le temps est compté. Cinq jours, pour transiter en ligne droite, c’est assez, mais cinq jours, pour transiter en zigzag afin de découvrir au maximum l’intériorité de ce pays hanté par les siècles et parmi les plus fermés du monde, c’est peu. Chaque heure compte, il faut vivre plusieurs semaines en cinq jours, les temps morts se congédient d’eux-mêmes.
Carnet de voyage d’Anne et Laurent Champs-Massart à découvrir dans Bouts du monde 56
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