Tribulations d’une journaliste expatriée à Huangpu
– EXTRAIT : UNE EXPATRIÉE À HUANGPU –
« 4 janvier 2016. Fenêtre sur tours. Tours dans les nuages. Tête dans le brouillard. »
Tout semble, et moi incluse, se mouvoir dans un monde cotonneux, aux formes et dimensions incertaines. Je ne sais pas encore si c’est agréable. En fait, c’est flotter parce que l’on contient plus de vide que de plein.
Je viens d’atterrir, sept heures absorbées dans les airs, toujours redoutant les décalages. Entre l’aéroport et la tour, un univers difforme défile. Dans le taxi, la tête calée entre le cuir de la banquette et une odeur de tabac froid, je me dis qu’il va falloir se réapprendre, s’ajuster, ça devient bizarrement concret dans tout ce flou.
Faire du nouveau sans se perdre totalement. Laisser le contour se dessiner par l’intérieur, qui se remplira nécessairement. Pas sortie le lendemain de l’atterrissage. Quitte à être dans les nuages, autant en profiter encore un peu… et laisser doucement l’effet se dissiper, en rêvassant devant l’immensité à la fenêtre. Fenêtre sur tours, tours dans les nuages. Tête dans le brouillard. S’entêter. De l’autre côté, on peut voir le fleuve, et les bateaux en file, comme des idées. »
Je relis ces notes, sans lumière. L’aube perce, puissante, elle déchire les rideaux pourtant occultants. J’ai juste glissé ma main hors du lit, immense, pour attraper un carnet, n’importe lequel, un au hasard de la pile, tour d’observation qui s’écroule entre la table de chevet doré et le marbre froid. Je voulais attraper cette idée au vol, si fraîche, si vivante, si réelle, mais c’est déjà trop tard, elle s’est évanouie. Une forme, une sensation, il n’en reste rien. Soupir. Il est très tôt, même pas 5 heures. Les oiseaux tropicaux s’en donnent déjà pourtant à cœur joie. D’ici, j’entends aussi l’autre partie de la vie, de la rue. Qui tintillonne. Les clochettes des vélos, les klaxons égosillés des scooters électriques, les cris joyeux, les engueulades des passants. Il est à peine 5 heures. Je ne me rendormirai pas.
Surplomber une mégalopole, c’est impressionnant, et ça rend flemmard aussi. Je me rappelle très bien cette sensation. À la fenêtre, contempler, tout habillée et prête à plonger dans le chaos, retenant mon souffle… et puis finalement m’asseoir sur le canapé. L’immensité me sciait les jambes. Elle m’a tétanisée un moment. Je n’avais pas cette énergie, rien n’était à taille humaine depuis cette fenêtre.
Fenêtre sur tours. Tours dans les nuages. Tête dans le brouillard.
J’ai pourtant quitté ma tour. Depuis longtemps. Des années, même. C’est drôle d’être tombée sur ce carnet précisément. J’ai écrit ces mots quelques jours après mon arrivée en Chine. Dans l’angle mort du fantasme. Avant d’avoir quitté la France, je rêvais d’une Shanghai exotique, je n’en trouvais que du gris, de la fumée, des gorges raclées. Je l’imaginais ronde, pleine, haute, sucrée. Elle ne s’est pas offerte tout de suite. Il a fallu persister, prendre le temps et l’imagination de séduire et d’être séduite. C’est bien finalement. Une ville qui file comme un TGV, mais qui demande paradoxalement du temps pour l’apprécier, pour l’aimer.
J’enfouis la tête dans l’oreiller, mon portable toujours en mode avion. J’ai une longue journée devant moi, pas assez de sommeil. Je suis devenue insomniaque ici, à cause du jour. L’été, il ne fait nuit que quelques heures. À 3 h 30, l’aube point. Je n’ai pas l’habitude. J’ai abandonné les masques et les somnifères, je me dis que je vis Shanghai, dans son temps, sous son aile.
Je me rappelle les premiers temps, j’habitais à Pudong. À Lujiazui, précisément, le quartier d’affaires. Impression d’être perchée au XXIIe siècle. Dire que c’était un village de pêcheurs avant… Du 32e étage, j’apercevais le Huangpu, le fleuve qui coupe la ville en deux, et ses longues files de bateaux. Tailles de mouches pour des monstres d’aciers. Il y avait quelque chose de romantique (mais il y a toujours un peu de poésie dans une rivière qui coule et ses bateaux, non ?). Surplomber une mégalopole, c’est impressionnant, et ça rend flemmard aussi. Je me rappelle très bien cette sensation. À la fenêtre, contempler, tout habillée et prête à plonger dans le chaos, retenant mon souffle… et puis finalement m’asseoir sur le canapé, replonger, plutôt, dans mes livres de chinois (pour me donner bonne conscience) et tout décaler au lendemain. L’immensité me sciait les jambes. Elle m’a tétanisée un moment. Je n’avais pas cette énergie, rien n’était à taille humaine depuis cette fenêtre.
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