Ukraine, l’idée d’un pays
EXTRAIT:
Depuis l’aéroport de Toulouse-Blagnac, l’Ukraine n’a que le visage de mon Lonely Planet ouvert à côté de moi, une photo en couverture d’une de ces églises aux mamelons dorés pointant vers le ciel mauve. Lorsque quelques minutes plus tôt, j’ai demandé au bureau de change s’ils avaient de la devise ukrainienne (je n’arrivais pas à prononcer le nom, hrivna), ils m’ont poliment répondu que non, qu’on ne faisait pas de ça ici monsieur, et que ce n’était pas la peine d’en ramener, qu’on ne me ferait pas le change. L’Ukraine, c’est aussi le pays de S. jusqu’à ses dix-sept ans, S. que j’attends sur ce banc, au milieu de ce hall où affluent jour et nuit, dans un bruit incessant de roulettes, des voyageurs sans visage, des hôtesses de l’air en costume bleu gris, bleu cyan, bleu roi, et les pilotes qui font l’effet de héros ici-bas. Je repense à L.-A. qui disait que les aéroports ne méritaient pas notre intérêt, qu’ils étaient des lieux sans clôtures, inaptes à la poésie ; puis je pense à la chanson de Jacques Brel, Orly, et que peu importe le lieu, c’est ce qu’on y mettra dedans qui fera sens. Justement, S. arrive à peine en retard, fraîche à l’intérieur d’une chemise vichy bleue à carreaux blancs (ou l’inverse, une chemise blanche à carreaux bleus, on ne sait jamais avec ce motif), et moi coulant de sueur, le tee-shirt et le jean me collant à la peau, j’ose à peine l’embrasser.
Adossé au capot du minibus, yeux plissés comme dans un western, le chauffeur tire à grandes bouffées sur sa Winston qu’il a coincée entre l’index et le majeur, adressant à ceux venus chercher des informations le moins de mots possible
À notre arrivée à Kiev, un taxi nous attend, et je suis S. au milieu d’un monde d’indications indéchiffrables, traversant ces lourds messieurs ventripotents qui nous adressent des Taxi ?sans que nous leur répondions. Le taxi commandé nous attend sur le parking, nous jetons nos sacs dans le coffre et grimpons, S. à l’avant et moi à l’arrière. Une odeur de tabac parfumé de cigarette électronique m’interpelle. Comme je tire ma ceinture, je cherche la boucle où l’attacher, glissant ma main entre le siège et le dossier, mais ne recueillant que poussière et vieux papiers ; je décide de la tenir, faire comme si, jusqu’à ce que le chauffeur me dise Niet, niet ! et que S. m’explique que c’est normal, que la ceinture n’est pas obligatoire en Ukraine. Le conducteur, pour me rassurer, me dit qu’on ne va pas rouler vite, et nous avoisinons aussitôt les 100 km/h (du reste, sa voiture allait-elle au-delà ?). Je remarque alors, pendu au rétroviseur, un de ces sapins magiques, désodorisant que l’on retrouve avec le même mauvais goût sur les cinq continents, et je compris alors — l’odeur vient de là, pas peu fier de mon esprit de pénétration.
Un bon chauffeur est un chauffeur qui fume, arguai-je durant mon voyage. Il en allait de même pour les chauffeurs de marchroutka, ces minibus dans lesquels les Ukrainiens ont l’habitude de voyager, à l’intérieur même d’une ville ou d’une ville à l’autre. En montant dans celle qui nous ferait rejoindre Slavutych, j’ai voulu m’aider de la rampe, mais en l’absence de rampe, ma main ne trouva que la cuisse d’un Ukrainien de haute stature qui était assis au premier rang, mais que ma main ne sembla pas intimider. Ici, le premier commandement est : le bus ne démarre pas tant que le chauffeur n’a pas fini sa cigarette. Adossé au capot du minibus, yeux plissés comme dans un western, il tire à grandes bouffées sur sa Winston qu’il a coincée entre l’index et le majeur, adressant à ceux venus chercher des informations le moins de mots possible (l’omerta perdure même pour les itinéraires de bus).
Carnet de voyage de Jimmy Poulot-Cazajous, avec des illustrations d’Emma Bouzou, à découvrir dans Numéro 48
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