Un hiver au Zanskar
– EXTRAIT –
Larguer les amarres, changer de vie, recommencer à zéro. La trentaine bien amorcée, cette idée me tente de plus en plus. Changer de métier, de lieu d’habitation ; les idées ne manquent pas. Mais pour que j’abandonne le cocon de vie que j’ai tissé au fil de ces dernières années, il faut une amorce qui respire l’aventure, un projet suffisamment novateur au sein de mon quotidien pour quitter la sécurité qui entoure ma vie présente.
Le Zanskar, dont j’avais entendu parler lors d’un voyage au Ladakh en Inde du Nord hante ma tête depuis une douzaine d’années. Au cœur de l’Himalaya, cette petite vallée est entourée de montagnes aux cols infranchissables durant l’hiver. Quelque 10 000 habitants sont isolés du monde durant six à huit mois de l’année. Cet isolement l’a préservé de l’évolution de notre monde. Les conditions de vie, sous bien des aspects, n’ont pas beaucoup changé depuis des décennies. Paradis des trekkeurs durant l’été, vallée oubliée, quasiment ignorée durant l’hiver. C’est le lieu idéal pour m’affranchir de mon ancienne vie.
Il faut aller à la pêche à l’information. Les guides mentionnent à peine la possibilité d’accéder au Zanskar l’hiver. C’est un photographe qui m’a suggéré la façon de pénétrer au Zanskar avec ses clichés du fleuve gelé : au cœur de l’hiver, lorsque les températures sont les plus basses, le fleuve Zanskar qui traverse la vallée avant de se jeter dans l’Indus une centaine de kilomètres plus loin au Ladakh est l’unique possibilité pour ses habitants de sortir de leur vallée. C’est en marchant sur la glace, remontant le fleuve gelé, alors appelé chaddar, que je vais pénétrer au Zanskar, au plein cœur de l’hiver. La température, la nuit, peut descendre selon les années jusqu’à – 35 °C. Sachant que je serai dans des grottes durant la remontée de ce fleuve gelé, le matériel à emporter, plus que durant mes précédents voyages, prend une place vitale. Les conseils de mes amis alpinistes sont les bienvenus.
L’hiver au Zanskar prend forme. Nous avons maintenant le sentiment d’être attendues dans ce petit coin d’Himalaya perdu. Les fêtes de Noël et surtout les excès alimentaires liés à cette période sont vécus cette année avec un peu plus d’indulgence car notre quotidien durant les deux prochains mois va être épuré : l’essentiel de la nourriture sera constitué de céréales ; tsampa (farine d’orge grillée), chapatis ou pâtes de blé et riz. Les quelques légumes à disposition seront consommés avec parcimonie. Le mois de janvier s’accélère. La date du 26, fixée pour le départ, finit par arriver.
La ville en plein hiver a un visage différent de celui que ma mémoire avait enregistré. Car si celle-ci s’est largement développée durant ces douze dernières années, la plupart des échoppes restent fermées. C’est un endroit qui ne vit qu’au travers de son bazar où défilent des soldats de l’armée indienne, des Kampas privés de leurs pâturages, des Zanskarpas échappés de leur vallée grâce à la chaddar
En partant au Zanskar, nous choisissons délibérément de nous couper du monde, de nos amis et de nos certitudes. C’est avec un regard neuf que nous survolons les montagnes enneigées le lendemain à l’aube : nos yeux se perdent dans les vallées, suivant pendant un moment la rivière qui y coule, pensant à la chaddar. L’apparition du soleil sur l’horizon nous arrache à nos réflexions et peut-être aux derniers doutes quant au bien fondé de ce voyage en plein hiver. Nous amorçons déjà la descente sur Leh, capitale du Ladakh, il fait – 10 °C.
La ville en plein hiver a un visage différent de celui que ma mémoire avait enregistré. Car si celle-ci s’est largement développée durant ces douze dernières années, la plupart des échoppes restent fermées. C’est un endroit qui ne vit qu’au travers de son bazar où défilent des soldats de l’armée indienne, des Kampas privés de leurs pâturages, des Zanskarpas échappés de leur vallée grâce à la chaddar ; toute une population contrainte d’être ici l’hiver. La famille qui tient une guest-house nous accueille chez elle. C’est en partageant les repas avec eux que nous mémorisons les premiers mots de vocabulaire laddhaki. Première expérience avec le manque de confort, ni eau courante ni chauffage, de l’électricité de 19 heures à 22 heures trois jours sur quatre…
La visite du monastère de Lamayuru, à quelque six heures de bus, s’impose pour Ansatu dont c’est un premier voyage en pays bouddhiste. Nos mains se souviendront longtemps de ce premier froid mordant, à l’aube. Sans l’aide d’un Laddhaki, nous ne serions jamais venues à bout du vendeur de tickets qui attribuait les places assises numérotées. Malgré tous nos efforts, nous nous retrouvons au fond du bus. Engourdies par le froid, nous sortons d’une somnolence lorsque le chauffeur pousse à fond le volume sonore de sa cassette de musique indienne. Nos oreilles ont alors en stéréo les incantations lancinantes du voisin de derrière qui prononce en permanence le mantra bouddiste « Om mane pedme um ». La route longe l’Indus qui prend sa source au Tibet, non loin du mont Kailash. Il se déroule tel un ruban bleu monochrome au creux des reliefs grandioses que nous traversons. Sa surface est souvent glacée : quelques bouleaux, sur les rives, s’en souviendront tout l’hiver, leurs troncs emprisonnés dans l’eau figée.
L’arrivée sur Lamayuru est saisissante. Mon regard balaye l’horizon : des montagnes aussi loin que je puisse voir ; parfois aux pointes acérées bien noires, ou tendres et arrondies aux veines de couleurs rouges, vertes et ocre. Au milieu de ce désert minéral se dessine une gompa blanche flanquée de fenêtres en bois sculpté. Tel un repaire d’aigles, elle domine le village d’où n’apparaissent que des toits plats. Au fil des générations, ces maisons se sont serrées contre le promontoire. Les plus anciennes, en ruine, forment un labyrinthe de murs de pierre au travers desquels on se fraye un passage pour rejoindre le sommet.
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