Vodka tour - voyage - photo
Carnet de voyage - Ouzbékistan

Vodka Ouzbékistan tour

Vincent et son copain Florian ont-ils été piégés par leur rêve ? L’idée de regagner l’Europe, depuis Pékin, en traversant l’Asie centrale à pied, ressemble à ces défis que l’on se lance sans trop réfléchir. Les deux aventuriers manqueront d’eau au Xinjiang, au Kirghizstan ou dans le Pamir. Nous les rejoignons alors qu’ils s’apprêtent à franchir, après sept semaines de marche, la frontière entre le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. De quoi étancher sa soif. Le pays, où la vodka coule à flot, semble ivre mort un soir sur deux. Trop hospitalier pour rester sobre.

– EXTRAIT –

16 septembre, près du lac Iskander. D’après les habitants, il reste encore une petite quinzaine de kilomètres avant le lac. Il est bientôt cinq heures, nous n’y arriverons pas aujourd’hui. Il pleut de plus en plus fort, nous serons bientôt trempés jusqu’aux os, la terre sera bientôt trop molle pour qu’on y plante la tente. D’un accord tacite, nous décidons qu’il est urgent d’attendre une solution. Un grand mastodonte d’une cinquantaine d’années s’arrête devant nous et nous dévisage avec curiosité.

 « At kouda ? entame l’homme en se balançant d’une jambe sur l’autre.

 – Fransus… » répond-on machinalement.

Il nous parle au nez avec une haleine chargée de vodka, baragouine deux ou trois phrases au sens obscur que nous avons du mal à décrypter mais il semble nous proposer quelque chose. Comme cette rencontre, à défaut d’être rassurante, semble au moins providentielle et qu’il est toujours délicat de contrarier un homme de deux mètres et une centaine de kilos quand il a bu, nous acceptons de le suivre.

L’homme se nomme Farulo et effectivement, il est saoul comme un cochon. La gapette de cuir vissée sur la tête jusqu’à ses grands yeux bleu pâle illuminant son teint terreux, notre Golem avance en soliloquant, s’arrêtant régulièrement pour nous expliquer un mot en russe avec ses grosses mains calleuses de paysan. Apparemment il ne sent ni le froid, ni la pluie qui tombe de plus en plus fort.

La route est plus longue que nous ne le pensions : il faut d’abord sortir du village, grimper un petit chemin glissant, franchir un pont de singe, traverser un bois pour finalement arriver jusqu’à son hameau. Le colosse est une célébrité locale. À son approche, les femmes se cachent le nez dans leur voile, les hommes caressent leur moustache, tous acquiescent à ses questions en regardant le sol, personne ne dit mot, mais la phrase est dans toutes les têtes : Farulo en tient encore une bonne. Nous arrivons finalement chez lui, escortés par une flopée de gamins curieux avec qui il a un lien de parenté plus ou moins proche. Fils, neveu, fils de neveu, neveu du fils… Farulo nous installe dans une petite pièce sans fenêtre, trop basse de plafond pour qu’on s’y tienne debout et les murs couverts de tentures représentant des scènes de chasse. Il ordonne à sa femme de nous servir le thé ainsi que la collation qui va avec. Elle s’exécute, lui s’installe avec nous, montre la guitare du doigt puis secoue les mains au-dessus des épaules et hurle : « Muzica ! ». Le marché de l’ogre est honnête : ce soir, nous serons nourris, nous dormirons au sec et nous offrirons en retour de la musique ainsi que la bouteille de vodka que nous avions cachée dans notre musette.

17 septembre, lac Iskander. Notre petit concert sera bientôt rôdé. Farulo a eu l’air d’apprécier. Il tapait le rythme avec les énormes battoirs qui lui servent de mains en poussant de gutturaux « Oï ! Oï ! Davaï ! ». Une fois notre vodka terminée, en bon poivrot, il a sorti une nouvelle bouteille de derrière les fagots et nous a expliqué qu’il se rendait lui aussi au lac Iskander le lendemain pour une sombre histoire de patates. C’est en tout cas le seul mot que je suis sûr d’avoir compris dans son explication.

A six heures tapantes, il tambourine à la porte de notre chambre : « Davaï, davaï ! Idiom ! ». Sur la terrasse de béton couverte d’un auvent de vigne, il nous tend une cruche en fer blanc pour notre toilette, charge son âne de deux gros sacs en toile de jute, cueille trois fruits dans son verger et nous nous mettons en route, Flo, Farulo, l’âne et moi. Le lac Iskander était très apprécié du temps des Soviétiques. Ils y ont construit un camp de vacances constitué d’une cinquantaine de bungalows au milieu d’un petit sous-bois très aéré, laissés en l’état, comme les usines et le reste du pays, après l’explosion de l’U.R.S.S. Chaque bâtiment dispose de trois chambres équipées chacune de deux lits à ressorts qui raviraient tout tortionnaire consciencieux et d’une armoire qui a visiblement été le témoin d’un affrontement entre soldats de l’Armée Rouge. Les toilettes sont collectives et les douches inexistantes ; pour se laver, il faut utiliser les robinets qui coulent au-dessus d’une mare de boue, dans les allées aux dalles de béton défoncées. Un goulag vacances.

Farulo nous laisse prendre nos quartiers pendant qu’il va régler quelques affaires au village à quelques kilomètres d’ici. Il revient une heure plus tard avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il a une surprise : un jeune couple vient fêter son mariage dans la salle polyvalente du camp. Nous sommes invités bien sûr et notre petit tour de chant sera le bienvenu. Les musiciens officiels sont déjà là, ils testent la sono et le synthétiseur pendant qu’une petite dizaine de personnes achève les derniers préparatifs : quelques victuailles sur la table, des pommes, une assiette de salade de tomates et des parts d’un gâteau avec un étrange nappage de sucre jaunâtre. Il y a même quatre bouteilles de vodka et une bouteille de cognac que Farulo regarde avec envie. Il connaît le frère du marié et nous introduit comme deux célèbres musiciens venus d’un pays lointain pour donner quelques récitals dans la région. Nous nous serions bien reposés un peu mais il est désormais presque impossible de quitter les lieux sans qu’on nous demande, l’oeil sévère et les bras croisés sur la poitrine, pourquoi nous nous en allons déjà. La voiture des mariés arrive. L’homme sort, souriant, sous les bravos de ses collègues, la femme est un peu en retrait. Elle garde les yeux fixés sur le sol et la main droite sur la poitrine dans une attitude de recueillement et ne changera pas de position de la fête. Elle n’a pas l’air très contente. Les mariés s’installent en face de la sono et la fête commence. Une danseuse professionnelle qui a été engagée pour l’occasion esquisse quelques pas au milieu des tables, écarte légèrement les bras et commence à faire vibrer ses épaules. Elle vient de sonner l’hallali, les jeunes hommes sautent par-dessus les tables, hululent et se disputent quelques minutes de danse avec la jeune femme. Ils font, eux aussi, vibrer leurs épaules, les genoux pliés, la tête au niveau de la poitrine de la danseuse. Les autres femmes regardent la scène en tapant dans leurs mains. Pendant que nous essayons de comprendre les rites complexes du mariage tadjik, Farulo a attrapé une bouteille de vodka et nous sert de pleins bols que nous devons vider d’un trait.

18 septembre, Lac Iskander. Il va falloir quitter les lieux. Et assez rapidement. Je ne me souviens pas vraiment comment s’est terminée la fête mais le regard des habitants des autres bungalows ne me dit rien qui vaille. Il y a une flaque de vomi dans la chambre qu’occupe Flo, des trous dans les murs de la mienne, Farulo ronfle encore dans la pièce d’en face, le nez dans une boîte de sardines à moitié vide et la main serrée sur un couteau planté dans la table. « Flo ! Flo ! Réveille-toi, je crois qu’il faut qu’on parte… et vite… ». Flo émerge, se frotte le visage, il grimace en maugréant : « Espèce d’enculé… et lui aussi, le Farulo… quel gros enculé… il m’a fait chier toute la nuit avec sa vodka… et vas-y que j’te serre dans mes bras, et vas-y que je te resserve un verre… et vas-y que j’ouvre une autre bouteille, merde, j’ai dégueulé partout… mais toi ? T’étais où putain ? – Je sais pas… je me souviens pas… ».

J’ai un trou noir béant d’une bonne dizaine d’heures, un énorme mal de crâne, je sens la sardine et les gens du coin me regardent comme si j’étais le diable en personne, je pense que c’est largement suffisant pour étayer ma conclusion : il faut qu’on disparaisse, et vite. Nous rendons les clefs à la réception, précisant qu’il y a encore une personne qui dort dans le bungalow sous les désapprobations chuchotées d’un groupe de touristes anglophones que j’ai dû rencontrer la veille. Nous quittons le camp en abandonnant lâchement notre compère. Je m’en veux un peu mais Flo considère que ce n’est que juste revanche ; quoi qu’il en soit, nous sommes d’accord sur un point : il est préférable que nous soyons loin quand le monstre se réveillera. Le plus sage est encore de tenter de retourner à Douchanbe dès aujourd’hui, en tentant de faire du stop malgré notre drôle de parfum sardine-vodka, de cuver notre vin et d’aviser la suite des événements demain, à tête reposée. Le calme de cette petite capitale a aussi du bon, rien de tel qu’un peu d’ennui pour soigner une bonne gueule de bois. (…)

Carnet de voyage à découvrir dans Numéro 15

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