Au cours des trente années qu’il a passées dans la jungle, dans l’Etat brésilien du Mato Grosso, l’explorateur Jean Périé s’est successivement retrouvé nez à nez avec des jaguars, des anacondas, les Indiens à lèvres de bois, et des peintures rupestres vieilles de plusieurs milliers d’années. Il y a quelques années, il est parti chercher un passage depuis la Cordillère des Andes qui aurait permis de traverser la forêt amazonienne.
C’est un orage, à Tahiti, qui a changé la vie de Jean Perié. Il s’était réfugié dans une grotte pour se mettre à l’abri. « En entrant, j’ai heurté un crâne. Nous étions dans un tombeau maori. A en parler encore aujourd’hui, j’en ai la chair de poule. Recroquevillé dans un coin de la grotte, j’enviais ces explorateurs dont la vie entière avait été ponctuée de pareils instants, de souvenirs semblables, de moments inoubliables. Mon destin fut scellé là. Je deviendrai explorateur. »
A l’époque, il effectuait son service militaire avec Louis, son frère jumeau. Il était de coutume de ne pas trop s’éloigner des lagons. Le centre de l’île, habité par les croyances et les superstitions, avait été décrété infréquentable. « Une seule route en faisait presque le tour. Elle avait beau avoir le charme, la sérénité, la beauté incomparable d’une piste bordée de mangroves, de cocotiers, de manguiers et de farés sur pilotis, elle ne permettait qu’un va-et-vient incessant, perpétuel, abrutissant. Nous qui avions grandi à la campagne, on s’en était vite lassés », explique-t-il. L’envie de savoir à quoi ressemblait l’horizon de là-haut démangeait les deux frères et l’exploration de ces vallées encaissées était une activité bien plus réjouissante.
Personne, dans son entourage, ne s’étonne quand en 1969, il s’embarque sur un bananier à destination de la Guyane. Rapidement, il rejoint le Mato Grosso au Brésil, « terre d’aventure légendaire » nourrie de mythes et de légendes. Il s’arrête là, parce que « la route n’allait pas plus loin », dit-il aujourd’hui. « La forêt et les derniers Indiens libres formaient un rempart ». Mais le hasard fait bien les choses. Géographe de formation, il rejoint rapidement une expédition et participe à trois « missions de pacification » dans la jungle. C’est le mot employé par le gouvernement brésilien pour localiser les tribus indigènes « non contactées » afin de les protéger.
Dans ce café du quartier Saint-Michel à Paris, le récit de sa rencontre avec les Indiens à plateau en 1969 a forcément quelque chose d’irréel. « Les Indiens aux lèvres de bois avaient massacré les deux missions précédentes. Et ils avaient tout prévu pour nous tuer ». Voici ce qu’il écrit dans son carnet de voyage à l’époque :
« Nous ne savons pas encore quand nous allons les voir, quand nous découvrirons leur visage avec cette lèvre en plateau qui en fait des êtres étranges. Nous ignorons même si nous parviendrons à les apercevoir ne serait-ce qu’une minute. Nous savons en revanche avec certitude qu’ils sont anthropophages, que pour eux notre chair est bonne à manger ».
L’intelligence de l’expédition permet d’éviter un destin funeste. « Nous n’étions pas des ethnologues, nous étions des stratèges. On s’approchait, on s’arrêtait, on s’installait à proximité et on attendait qu’ils nous espionnent. Cela durait plusieurs mois. D’abord, ils se laissaient voir, puis ils disparaissaient. Ils revenaient, te touchaient, te palpaient, puis s’installait à proximité. Chaque étape était dangereuse. »
Jean Périé sait bien, aujourd’hui, que l’entreprise pose question. Humblement, il avoue ne pas avoir de réponse.
« On ne peut pas refuser aux êtres humains notre confort sous prétexte qu’on imagine qu’ils vivent dans un paradis, on ne peut pas non plus les laisser de côté. Si on ne fait pas le contact, d’autres le feront, des orpailleurs, des aventuriers. Imaginez un forestier qui arrive avec une tronçonneuse ».
En 1972, le gouvernement brésilien lui confie de tracer la « Transpantaneira », une route qui doit traverser le marécage du Pantanal pour désenclaver Corumba, perdue à la frontière brésilienne. « Personne n’avait encore jamais traversé cette si grande étendue d’eau où vivent caïmans, anacondas, jaguars et piranhas ». La mission durera 28 jours.
C’est au cours d’une mission de géographie qu’il découvre une peinture rupestre derrière un rideau de liane. Il se rappelle cette émotion qui l’a étreint quelques années plus tôt dans le tombeau maori à Tahiti. « C’était fantastique de réaliser que les derniers hommes qui avaient quitté cet endroit étaient partis depuis plusieurs siècles ».
Que faisaient-ils ici ? Jean Périé a une idée très précise de la question. C’est la beauté du paysage, qui a poussé l’homme à pénétrer la forêt amazonienne depuis la cordillère des Andes, suivant un plateau qui traverse le marécage du Pantanal. « L’homme est curieux. Il a besoin de savoir ce qu’il y a de l’autre côté de la ligne d’horizon. Chaque déplacement était avant tout une conquête de l’œil sur le paysage qui devenait une curiosité à satisfaire ».
Jean Périé a découvert 250 abris ornés dans le Mato Grosso. Entre chaque site, le géographe a essayé d’imaginer le déplacement de ces tribus qui pénétraient cette région hostile.
« C’est le dernier continent où le paysage est encore en place. Chez nous, il y a des routes, des panneaux, on ne regarde plus le paysage, on s’en sert de manière ludique. On peut imaginer qu’à l’époque, tel rocher a servi de point de repère pour permettre à l’homme d’atteindre le relief suivant. Cette façon de se déplacer n’existe plus, on a perdu le regard du paysage originel ».
Il y a quelques années, Jean Périé envisageait d’expérimenter ce couloir migratoire dans sa totalité. Un voyage de trois ans, en roulotte, « à la recherche de tous les sentiers de perle » sans jamais s’éloigner de « son » paysage . L’idée étaitde se « laisser dériver pour comprendre comment l’homme chemine ».
Les travaux de Jean Périé lui ont valu le surnom de « chasseur d’horizon ». On aurait pu lui donner aussi celui d’archéologue des chemins.
Jean Périé est diplômé de Préhistoire à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Une vie sur la piste des grottes ornées d’Amazonie, au Mato Grosso. Un inventaire des paysages et de l’Art rupestre témoins d’une occupation vieille de plus de 20 000 ans.
William Mauxion