Quand Eric Broncard et Claire Simondin ont découvert la Crimée pendant l’été 2013, un drapeau russe flottait déjà au-dessus des plages de la mer Noire, à côté de celui de l’Ukraine.
À Feodosia, le train en provenance de Moscou déversait, presque directement sur la plage, le flot des familles en vacances, assoiffées de soleil et de baignades. Les enfants pataugeaient avec des épuisettes à l’endroit où l’eau était la plus chaude : à la sortie des égouts. Des vendeuses de pirojki, de boissons, de glaces, de ballons se faufilaient entre les parasols et les chaises longues. Les corps s’exhibaient sans complexes dans des tenues parfois burlesques, sous le soleil, exactement. Femmes aux chairs avachies et vieillards flétris, jeunes filles splendides, aux jambes interminables, dévorant des yeux les jeunes torses masculins, musclés, hommes au bidon de buveurs de bière…
On en brassait une excellente, d’ailleurs, à Kertch. C’est, je crois, la seule ville au monde dont la gare routière abrite un tumulus antique, qu’on peut visiter en attendant que le machroutka se remplisse, c’est-à-dire qu’on ne sait pas trop de combien de temps on dispose. Kertch est situé tout au bout de la péninsule, là où il suffirait de construire un pont pour passer en Russie. Cette bière, donc, se déclinait en blonde, brune ou rousse, et la brasserie se nommait « Le pingouin », peut-être parce que le célèbre écrivain ukrainien, Andreï Kourkov, y avait ses habitudes.
Dans le port hérissé de treuils stationnait un énorme cargo turc, des adolescentes éméchées vomissaient derrière la baraque du vendeur de boissons.
Depuis Kertch, on pouvait se rendre en machroutka, sur une piste brinquebalante, dans un paysage aride hérissé de chardons mauves, jusqu’à la mer d’Azov, cette excroissance de la mer Noire. On y croisait des personnages fort étranges, évoquant irrésistiblement les nègres des bandes dessinées de l’époque coloniale, ou bien les victimes de l’Amoco Cadiz. En fait, ils sortaient juste d’un bain de boue bien noire, visqueuse et luisante comme du goudron, dont l’odeur d’œuf pourri, incroyablement tenace, témoignait sans doute de vertus thérapeutiques exceptionnelles. En tous les cas, c’était un grand plaisir que de se vautrer dans cet élément tiède, qui vous portait sans que vous ayez besoin de fournir le moindre effort, et de contempler les jeunes filles qui s’y promenaient, les jambes comme gaînées de bas noirs jusqu’en haut des cuisses.
À Yevpatoria , on pouvait entendre l’appel à la prière, malgré le cliquetis du vieux tramway dans lequel les passagers s’entassaient sans le moindre égard les uns pour les autres. Des femmes se rendaient à la mosquée, coiffées de foulards brillants ; c’était le ramadan, mais on s’en apercevait à peine. À l’hôtel Krim, il fallait au contraire attendre patiemment, le matin, que les femmes de ménages terminent de passer la serpillière, avant de pouvoir petit-déjeuner.
Les monumentales statues héroïques, imposants mémoriaux de la Grande Guerre patriotique, n’étaient plus que des lieux hospitaliers, fort accueillants pour quiconque recherchait un peu d’ombre ou de fraîcheur. Car il faisait chaud, sur cette côte d’azur dorée sous le soleil estival. Le drapeau russe y claquait déjà au gré du vent marin, mais aux côtés de celui de la région, et bien sûr de celui de l’Ukraine.
Le carnet de voyage L’été radieux de Eric Broncard et Claire Simondin a été publié dans le magazine de voyage Bouts du monde Numéro 20